Steve Lukather – Transition


Steve Lukather est de ces artistes dont on béni la venue au monde, tant il a su enrichir, au fil d’une carrière extrêmement prolifique, le paysage artistique et musical. Celui dont les chansons ont fait vibrer des générations entières, et fait tomber amoureux tant d’âmes en ce bas-monde, nous brise le cœur à chaque rencontre avec lui, et à l’évocation de ses vicissitudes par le biais de toute nouvelle fournée discographique.

"Judgement Day" lance ce septième album solo, avec des samples singuliers, un rythme de batterie tout en latence qui profile subtilement la chanson. Résolument fâchée, elle s’adresse directement aux gens qui affichent peu de vergogne à en juger d’autres (via la facilité d’internet notamment), chose qui dérange de plus en plus Luke ces derniers temps, selon ses propres confidences. De très beaux solos ponctuent cet abord rock à Transition. On retrouve d’entrée de jeu le son, le toucher, les harmoniques, l’usage unique du vibrato, tout ce qui constitue la personnalité marginale du guitariste. "Creep Motel" continue dans la même lancée thématique, et son jeu de batterie à la Simon Phillips évoque immédiatement "Born Yesterday" du merveilleux album Candyman (1994), qui reste pour beaucoup LA référence ultime dans la carrière solo de l’artiste. Groove irrésistible, chœurs soul dans lesquels on peut distinguer la voix de Jenny Douglas (la choriste de Toto), et cette voix qui scande sans pitié : « save your bullshit, you know the smell, I know the devil has reserved your place in hell ». La guitare crée le frisson dans le dos qu’on attendait, le phrasé, les bends de folie, tout est au rendez-vous ! Bluesy et incontournable.

 

"Once Again" révèle la facette romantique de Luke en troisième position donc, et commence au piano / voix comme une ballade-culte que l’on semblerait connaître depuis toujours, et relate la séparation d’avec un être aimé. Evidemment, on se doute que cette chanson n’est pas anodine, et même autobiographique (récemment, Lukather et son épouse ont divorcé, il a également perdu sa mère, les paroles prenant ainsi toute leur dimension). On pourrait s’attendre à quelque chose de mielleux, certains trouveront toujours à dire que c’est bien une chanson à l’américaine, avec toute la naïveté qu’elle contient. Ceux qui ont eu le bonheur de rencontrer l’artiste et qui connaissent son altruisme, sa générosité, sa spiritualité, mais aussi sa spontanéité sauront parfaitement qu’il ne s’agit pas là de sirupeux ou de pipeau, mais bien d’un cri du cœur, déchirant et avec une dose d’innocence qui font précisément de Luke le personnage hors-du-commun qu’il est. « I’ve just lost my dearest friend, I’m alone once again », beaucoup de gens se retrouveront dans cette chanson, car qui n’a pas un jour fait face à la situation d'avoir à se détacher de quelqu’un qu’on aimait tant, et devoir faire le deuil d’une relation ? La magie prend et rappelle "Just Can’t Get To You" de Toto (Tambu, 1995).

"Right The Wrong", écrite avec son fils, Trevor Lukather, qui joue par ailleurs également en guest sur le titre. Oui, Trevor joue de la guitare aussi, et selon les termes de son illustre paternel : « il est très, très bon ». Approche groovy encore une fois, pour une de ces chansons magiques, dans le fond du temps. « I’m tired of waiting for the world to end ; we are the future and the past, we’ve gotta make it last before it’s gone; we can’t just let it sweep away into yesterday.. let’s right the wrong”. Visiblement marqué par toutes les sornettes millénaristes et apocalyptiques récentes, Luke nous exhorte à recouvrer nos esprits et consacrer notre énergie à des fins plus réalistes et altruistes. Clavier et ambiance à la Joe Cocker sur le classique "With A Little Help From My Friends" (reprise des Beatles, que Luke aime d'ailleurs tant) qui évoque les 70’s, mais sans cliché et avec une approche absolument moderne.

 

"Transition", le titre éponyme, débute comme les instrumentaux prestigieux de Toto : "Dave’s Gone Skiing" (Tambu) ou encore "Better World part I" (Mindfields, 1999) avec sa rythmique aux mesures asymétriques, son synthé à la David Paich, sa basse à la Mike Porcaro, l’usage de la guitare acoustique, et ses chœurs vaporeux et s’évanouissant perpétuellement. Un magnifique solo de guitare préfigure l’arrivée du chant, avec un choix de notes et d'harmonies très intéressant. Le morceau est composé en dents de scie, entrecoupé de parties calmes à la Jeff Beck, et de parties prog juste géniales. "Last Man Standing" et sa partie de batterie très world music (interprétée par le talentueux Eric Valentine, qui joue également sur les deux titres suivants), ses accords de piano sur la croche en l’air, sa progression d’accords, son usage de guitare acoustique et électrique, et ses chœurs : une formule qui n’est pas sans rappeler une fois de plus Toto, à notre grande joie. « I won’t give up, I won’t give in, even if I’m the last man standing ». Tout l’optimisme et la foi indicible de Luke condensée ici, dans une chanson-hymne comme on les aime.

Rythme haletant, riff de guitare et delay caractéristiques sur "Do I Stand Alone", qui se veut un plaidoyer politico-social : « don’t try to take away my freedom, don’t try to take away my voice ». "Rest Of The World" ravira les nombreux fans (votre serviteur inclus !) de l’album Candyman, encore une fois. Bluesy et avec une guitare fabuleuse omniprésente, qui rappelle cette fois les 60’s qui ont bercé Luke, avec leur esprit "Peace & Love", et notamment The Beatles, Joe Cocker et les grands moments musicaux de Woodstock. "Smile", son usage du vibrato et son feeling à la Beck encore,  clôturent l’album dans la continuité de la magie de l’Américain génial. Tout comme feu Michael Jackson (sur presque tous les disques duquel il s’est illustré merveilleusement, qu’on se le dise) sur l’album HiStory (1996) sur lequel il joue évidemment, il choisit de clore son album par cette reprise du titre que Charlie Chaplin lui-même avait composé pour son chef d’œuvre du 7ème art  : Les Temps Modernes. Clin d’œil posthume ? Coïncidence ? La réponse dans mon interview à venir dans quelques jours !

 

Trevor Lukather, CJ Vanston, Steve Lukather, Chad Smith, Ross Hogarth (ingénieur du son sur l'album)

Encore une fois, on retrouve du gratin dans les musiciens accompagnant ici Mr Lukather : C.J. Vanston (compositeur de musiques de films, à qui l’on doit This Is Spinal Tap, et véritable rat de studio, tout comme les dinosaures de Toto, ayant travaillé avec Prince, Céline Dion, Tina Turner, Joe Cocker…) aux claviers, mais aussi à la co-composition ; Lee Sklar sur "Judgement Day" et "Creep Motel", le Gandalf de la basse présent sur la dernière tournée de Toto en remplacement de Mike Porcaro malade, et s’étant illustré aux côtés de Phil Collins et Peter Gabriel notamment ; Tal Wilkenfeld, la bassiste-fétiche de Jeff Beck, sur "Transition" ; l’impressionnant Nathan East à la basse également sur "Rest Of The World", et sur la prochaine tournée de Toto, accessoirement, et qui affiche un pédigrée tout aussi impressionnant que Luke himself (il a enregistré, joué, et co-écrit avec ni plus ni moins que Michael Jackson, Stevie Wonder, Herbie Hancock, BB King, Sting, Elton John, pour n’en mentionner qu’une poignée)  ; Gregg Bissonette (Steve Vai, Joe Satriani, Ringo Starr, David Lee Roth) à la batterie sur "Creep Motel" et "Transition" ; Chad Smith des Red Hot Chili Peppers à la batterie toujours sur "Right The Wrong" ;  Jenny Douglas la choriste de Toto ; entre autres collaborateurs prestigieux. La production est soignée, et est naturellement signée Lukather / Vanston, et le mix confié à Vanston.

 

Excentrique, parfois maladroit, excessif, sensible et à fleur de peau, Steve Lukather donne le jour à une nouvelle oeuvre à sa hauteur, pleine d'empathie et de compassion qui l'amènent à être très souvent déçu, voire déprimé des manifestations spontanées de haine envers sa musique et sa personnalité ‘larger than life’. Une fois de plus, ce nouveau chapitre dans la musique et la vie de Luke est à son image : fragile et à la fois très forte, naïve et à la fois très critique (c’est qu’il ne mâche pas souvent ses mots, le bougre), éternel lover, attachant et en même temps teigneux, en recherche perpétuelle d’un absolu d’équilibre qu’il semble peiner éternellement à trouver, à l’image de son signe astrologique Vénusien. Mais l’album n’est pas pour autant dépourvu de sa part de danger inhérente à toute musique rock.

Luke est ce que l’on appelle outre-Atlantique une 'double menace' : c’est l’un des (très) rares artistes à gérer aussi bien sa guitare que son chant. Il n’a peut-être pas la technique d’un Bobby Kimball, ne s’aventure pas à aller chercher des notes haut-perchées et extravagantes, mais il a définitivement ce blues, ce timbre rock, chaleureux et émotionnel, cette diction traînante, cet accent Californien, ce tout qui rend sa voix unique et si caractéristique. Il est de ces artistes qui, tout comme feu Gary Moore, font penser dès les premières notes : « ah cette voix, ce feeling… ». Guitariste / chanteur extraordinairement doué et en même temps peu orthodoxe, avec un séant placé entre la chaise rock et la chaise jazz / blues, et qui fait parfois dire à certains que son jeu de guitare n'est guère qu'une déambulation de notes brouillon. A ceux-ci on répondra qu’ils n’ont tout simplement rien compris. La technique (dont lui-même parle rarement) n’est qu’un outil pour exprimer sa sensibilité, et force est d’admettre que même si le son est excellent et très soigné (comme à sa grande habitude) ce n’est en effet pas cela que l’on retient ici, on n’y prête même pas vraiment attention. Luke doit tout à sa grande sensibilité artistique, et ce n’est pas une guitare Musicman particulièrement onéreuse, ou des racks d’effets en pagaille qui sont à la source de cette nouvelle magie sonore. Ici, pas de superflu, on sent une guitare branchée sur l’ampli, avec quelques effets certainement étudiés, mais après, sur la console, et avec parcimonie. Juste Luke, son toucher et son timbre merveilleux.

Album de la transition donc, dans lequel l’artiste pioche pour ses ambiances dans toute sa discographie, Toto y compris. Un beau blend de chansons rock, hard rock, hard FM, blues, soul, mais aussi prog et jazz fusion par moments - même s’il prétend lui-même ne pas avoir le niveau pour jouer ce style, manifestation de son humilité artistique par ailleurs, si besoin en était encore. Un album que l’on peut donc recommander à … tout le monde ! Musiciens aspirants et auditeurs de tout poil : tout nouvel album d’un artiste de cette trempe est votre Evangile, et ses concerts à venir très bientôt, vos lieux de pèlerinage ! L’école de la musique, ni plus ni moins.

 

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NOTE DE L'AUTEUR : 9 / 10



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