Entretien avec Tony Levin (King Crimson, Liquid Tension Experiment)

Profitant du passage à Paris de Crimson ProjeKCt (soit King Crimson sans son géniteur Robert Fripp) la Grosse Radio s'est entretenue avec Tony Levin, membre historique de la formation britannique et musicien au talent et au CV impressionnant. Ce dernier nous a fait part de sa vision de la musique, au cours d'un entretien où humilité et générosité étaient les maîtres mots.

Bonjour Tony, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions pour La Grosse Radio ! Pour commencer, signalons que tu as une carrière impressionnante et que tu as joué avec les plus grands musiciens, de King Crimson à Peter Gabriel en passant par Dire Straits, Liquid Tension Experiment ou encore Pink Floyd. De quelle collaboration es-tu le plus fier ?

Tony : Je ne peux pas dire que « Je me sens fier » d’avoir fais ceci ou cela, ce n’est pas vraiment quelque chose auquel je pense. Comme beaucoup de musiciens, je suis très concentré sur la musique que je fais et je ne pense qu’à ça. Je ne me demande pas si ce que j’ai fait avant était « spécial ». En fait, parfois, je n’écoute même pas ce que j’ai pu faire auparavant. Ce n’est pas que je m’en fiche, c’est que l’on a la chance, en tant que musiciens, d’être complètement immergé dans ce que l’on fait et dans le moment présent. C’est vraiment ce qui nous intéresse, ça et puis peut-être ce qui va arriver dans le futur… On ne regarde pas trop dans le rétroviseur…  C’est la meilleure réponse que je puisse te donner !

Tu n’as eu de cesse d’expérimenter durant les trois dernières décennies, en jouant avec King Crimson ou Peter Gabriel. Tu as démocratisé le Chapman Stick et inventé les Funk Fingers. Pourquoi est-ce si important pour toi d’expérimenter et est-ce difficile de sans cesse innover ?  

Tony : Hé bien, je ne pense pas en terme d’ « expérimentation » mais j’essaie en effet d’ « innover » si c’est le mot que tu souhaites employer. Je n’y arrive pas toujours, mais c’est important toutefois d’essayer, bien que je n’y ai jamais pensé en terme d’« innovation ». Pour jouer de façon audacieuse il faut être progressif, dans le sens de « rock progressif », c'est-à-dire continuer à avancer et ne pas se contenter de répéter ce que l’on sait faire. (Ndlr : le terme « rock progressif » est issu d’une mauvaise traduction du terme anglais « progressive », qui a plus pour signification « progressiste » que « progressif ». C’est donc plus au sens de « progressiste » qu’il faut entendre le terme ). En fait, je me répète souvent dans ma musique ; à la basse, c’est tellement facile ! Et ça ne me dérange pas, mais sur certains morceaux, une partie de moi ressent le besoin d’être « progressif » et d’essayer quelque chose de différent. Ça peut être juste un son différent, ou une technique différente, et d’ailleurs ça fonctionne à merveille avec le Chapman Stick et les Funk Fingers. Je pense que c’est une démarche et un besoin personnel, et c’est quelque chose qui me tient à cœur ; et j’ai eu la chance, dans ma carrière, de faire partie de groupes de rock progressif comme celui de Peter Gabriel ou King Crimson, où chaque membre se remettait en question afin de ne pas se cantonner à ce qu’il savait faire et de produire des choses nouvelles. Je dois dire que je n’ai pas l’impression d’y être toujours parvenu ; celui qui écoutera l’album dira peut-être : « Bon, Tony Levin fait du Tony Levin ». Ce qui est important pour moi, ce n’est pas de réussir, mais au moins d’essayer. Peut-être que des fois ça marche et d’autres non. Mais quoi qu’il en soit, j’ai besoin de le faire.

Dans de nombreux groupes de rock et de métal, les bassistes sont souvent sous-exploités et doivent se contenter d’accompagner la guitare. Ce n’est pourtant pas le cas dans les groupes dans lesquels tu joues. Qu’en penses-tu ?

Tony : En fait, c’est quelque chose qui me vient souvent à l’esprit car si je suis dans une situation dans laquelle je dois me contenter d’accompagner la guitare, je cherche une façon différente de le faire, et je n’en trouve pas toujours. Liquid Tension Experiment en est un bon exemple. J’ai adoré jouer avec ces gars mais je n’ai pas réussi à trouver une ligne de basse unique qui aurait bien fonctionné avec la guitare. Je me suis donc contenté de faire ma partie de basse, mais je dois avouer que je suis plus épanoui si j’arrive à trouver quelque chose de différent de la ligne de guitare ! (rires). Ceci dit, le plus important est que l’ensemble fonctionne musicalement, et dans ce cas j’abandonne mes folles envies de bassistes pour faire ce que l’on me demande ! (rires).

Revenons à Crimson ProjeKCt maintenant. Vous jouez à Paris ce soir. Est-ce que ce « ProjeKCt » est un tribute ?  Les précédents « ProjeKCt » avait chacun un nombre (ProjeKCT 1,2, etc.). Cette fois, il s’agit simplement de Crimson ProjeKCt. Pourquoi ?

Tony : Hé bien, il n’a pas été conçu de la même façon. Pour les précédents, c’était juste quelques gars qui jouait dans King Crimson et qui se sont dit « Faisons un truc qui s’appellera The ProjecKCt ». Celui-là est né d’une façon totalement différente, puisque qu’il comprend deux groupes, Adrian Belew Power Trio et Stick Men. A nous trois (Mastelotto, Belew et moi-même), nous avons deux trio, et nous jouions séparément lorsque nous avons été réunis à l’occasion d’un « summer music camp » (NDLR : mélange de festival et de Masterclass ). On s’est alors dit que ce serait super de faire un truc que nous appellerions « The Crimson ProjeKCT », juste pour cette fois là. Mais le concert était vraiment super et il a eu un tel succès auprès du public que l’on a décidé d’en refaire un ou deux, et cela s’est rapidement transformé en une tournée. Ce qui est drôle, c’est que même si cela ressemble à un projet normal de King Crimson, l’idée de départ était totalement différente. Ce sont vraiment deux groupes qui, en se réunissant, jouaient de plus en plus de King Crimson tout en jouant aussi leurs propres compositions, pendant des heures ! Durant la tournée, nous jouons environ vingt minutes de nos compos personnelles et le reste, c’est du King Crimson, parce que le public n’attend que ça ! (rires)

Tu participeras également à la reformation de King Crimson avec Robert Fripp. Bien sûr, les gens s’interrogent sur l’intérêt du Crimson ProjeKCT si le groupe d’origine se reforme. Comment distingues-tu ces deux groupes ?

Tony : Ils sont bien distincts, mais tout d’abord il faut signaler que cette tournée avait été prévue bien avant que Robert ait eu l’idée de réunir King Crimson, et ce n’est pas dans mes habitudes de me retirer d’une tournée qui a déjà été planifiée. Et puis, il n’y a pas de raison pour qu’on ne tourne pas. Une fois que King Crimson aura débuté en septembre, ce sera une autre histoire puisqu’il faudra voir combien de temps le groupe sera en tournée. Je n’en sais encore rien mais ce qui est sûr, c’est que je ne prévoirai pas un autre Crimson ProjeKCt avant de savoir ce que fait King Crimson. Musicalement, les deux tournées sont également différentes. On ne sait pas encore à quoi ressembleront les concerts de King Crimson mais ils nécessiteront probablement des semaines et des mois de répétitions, tandis qu’avec le Crimson ProjeKCt, tout est déjà prêt.

 

Penses-tu qu’il existe une chance, même infime, qu’un nouvel album de King Crimson avec Robert Fripp voit le jour ?

Tony : Un jour ? Oui ! (rires). Bientôt ? Non ! (rires). Nous ne composons pas encore, et tout ce que je sais, c’est que l’on est en tournée jusqu’en septembre (NDLR : avec Crimson ProjeKCt). Au delà de cette date, nous ne savons pas ce que nous ferons, et si un nouvel album doit voir le jour, ce sera bien longtemps après cette tournée de septembre. Mais, tout comme les fans, j’espère qu’il y aura un nouvel album !

Tes goûts musicaux sont éclectiques, touchant aussi bien au rock progressif qu’au métal (à l’image de Liquid Tension Experiment). Actuellement, il y a-t-il des groupes pour lesquels tu as eu des coups de cœur ?

Tony : Des fois, j’ai déjà la réponse toute prête ! Mais j’ai été tellement occupé à jouer dernièrement que je n’ai pas eu le temps d’écouter beaucoup de musique… J’adore écouter de nouveaux groupes et m’enflammer comme un fan ! J’en parle aux autres gars autour de moi : « Ecoute ça ! Faut que l’on essaie de jouer ça ! ». Ça arrive souvent, mais moins durant les huit derniers mois. Du coup je n’ai malheureusement rien à te proposer !

Selon toi, quel héritage a apporté King Crimson à la musique moderne ? 

Tony : Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ! (sourire). Je ne suis pas un journaliste, je suis un musicien. Comme je l’ai déjà dit, je me concentre sur ce que je sais faire. D’autres gens ont une vision bien plus élargie et plus complète de l’histoire du rock. Je ne pense qu’à ma petite partie de basse et au petit concert que je m’apprête à donner.

Dans l’univers du rock et du métal, les gens opposent souvent technique et émotion, comme si la musique ne pouvait pas être à la fois élaborée et émouvante. Qu’en penses-tu ?

Tony : Je n’y pense pas ! Mais maintenant que tu me l’as demandé, je vais y penser ! Je ne sais pas… En tant que musicien, j’ai une certaine technique et j’y mets à coup sûr de l’émotion parce que j’adore ce que je fais et que je m’y investi complètement. Certes, je fais quelques erreurs… mais ça ne me dérange pas d’en faire quelques-unes ! C’est mon approche personnelle, mais quand je pense aux autres musiciens, je m’aperçois que j’ai beaucoup d’amis qui sont des musiciens de talents avec une excellente technique ; toutefois, j’admire aussi quelqu’un qui est capable de mettre son âme dans sa musique. C’est probablement ce que j’admire le plus chez un musicien, car c’est quelque chose de très rare… D’ailleurs, je ne pense pas faire parti de ce genre d’artiste ! Mais j’ai vraiment beaucoup d’admiration pour eux. Je suppose donc que si je devais choisir, je choisirai quelqu’un qui est capable de dépasser la technique pour placer son âme dans son instrument.

Tu as récemment joué avec Jordan Rudess et Marco Minneman. Dis comme ça, cela ressemble à un autre supergroupe à l’image de Liquid Tension Experiment. As-tu travaillé de la même façon avec Jordan et Marco qu’avec LTE ?

Tony : La méthode était différente… et je trouve que la méthode employée avec LTE était meilleure. On se réunissait tous pendant une semaine ou deux et on écrivait ensemble. Ça me semble une bien meilleure méthode. Avec l’album de Minneman et Rudess, nous n’avons pas réussi à nous réunir et avons donc du faire nos parties chacun de notre côté, et habituellement la qualité n’est pas au rendez-vous. En général, quand vous avez un projet et peu de temps, vous jouez et « Ok, c’est bon » ! Mais la composition en pâti. Cette fois-ci, je ne sais pas pourquoi mais on a été très chanceux, chacun a mis le meilleur de lui-même dans les compos. Et je pouvais le dire dès la fin de l’enregistrement de l’album, alors que j’écoutais encore chaque morceau sans me lasser et que je me rendais compte qu’il s’agissait d’un album bien meilleur que celui auquel je m’attendais. Alors je suis très heureux du rendu de l’album, mais je suis incapable d’expliquer comment on en est arrivé là.

Prévois-tu d’enregistrer un nouvel album avec ce groupe ?

Tony : Hé bien, rien n’est jamais sûr dans le « rock business » mais en tout cas nous avons été très satisfaits du premier album. Le problème ici, ce sont les emplois du temps. Je suis très occupé cette année, Jordan Rudess est encore plus occupé et Marco également ! Alors nous attendons 2015, date à laquelle nous pourrons envisager de nous réunir et de faire ce nouvel album. Idéalement, cet album sera suivi d’une petite tournée, parce que c’est ça la vie d’un groupe ! C’est comme ça que cela fonctionne.

 

Comme nous l’avons dit précédemment, tu as joué avec les plus grands. Est-ce qu’il y a encore des musiciens avec qui tu aimerais collaborer ?

Tony : Oui ! Je n’ai pas de noms inscrits en haut de ma liste mais dès que j’entends une musique qui me plaît, une partie de moi se dit « Wouah, j’adorerais jouer avec ces gars, ou ce gars là en particulier, ou tel batteur, ou tel guitariste ». Il y en a vraiment beaucoup et je ne me balade pas en pensant « Ouais, j’ai joué avec les meilleurs, qu’est-ce que je suis spécial ! ». Ce n’est pas ma façon de penser, tout comme dans mon entourage d’ailleurs ! Même quand je suis très occupé comme cette année, quand on m’appelle pour faire un album ou une tournée, j’écoute la musique que l’on m’envoie et si c’est bien, je m’enflamme, que ce soit une personne connue ou pas ! Parfois, c’est quelqu’un de complètement anonyme. Pour résumer, j’adore la musique. C’est ce qui est le plus important. La célébrité et la réputation sont accessoires pour moi.

Dernière question Tony, mais pas des moindres ! Qu’est-ce que cela fait de savoir que tu portes la moustache la plus célèbre depuis Freddy Mercury et Frank Zappa ? Te sentirais-tu prêt à la raser un jour ?

Tony : (il éclate de rire) ça c’est une bonne question ! Je ne suis pas sûr qu’elle soit si célèbre que cela. Toutefois, j’ai vu qu’il y avait une page facebook sur ma moustache… ça me va, pas de soucis ! Peut-être qu’un jour je la raserai… je ne sais pas, mais c’est drôle ! (rires).

Merci d’avoir répondu à nos questions Tony. Avant de nous quitter, as-tu quelques mots à adresser aux lecteurs de La Grosse Radio ?

Tony : Oui, je voudrais dire aux lecteurs et aux fans de King Crimson en France que nous, les groupes de rock qui réalisons des tournées et des disques, nous dépendons de gens passionnés comme vous. Nous apprécions, et moi en particulier, que quelqu’un s’enthousiasme pour une musique dans laquelle l’on est impliqué. J’espère que les gens s’en rendent compte ! Tu sais, c’est la raison pour laquelle tous les soirs je prends des photos du public pour les mettre ensuite sur mon site internet (NDLR :http:// http://www.papabear.com/ ). Parce ce que je veux partager la façon dont ils nous regardent sur scène et qu’ils réalisent à quel point cela nous inspire. Quand tu as eu une dure journée, que tu as voyagé et que tu as joué une centaine de concert d’affilé, cela fait vraiment du bien de voir que les gens sont vraiment touchés par ta musique. Et je les en remercie.

Interview réalisée le 13 Mars 2014, au Trabendo, par Watchmaker et Tfaaon.
Un grand merci à Dominique de 106db production pour avoir rendu cette entrevue possible !
Photos : © 2014 Nidhal Marzouk  / Yog Photography
Toute reproduction interdite sans autorisation écrite du photographe.

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