Bruce Soord, leader de The Pineapple Thief

Bruce Soord est un artiste prolifique. Deux ans après Dissolution, le dernier opus de The Pineapple Thief, et moins d'un an après la sortie de son deuxième album solo, le revoilà avec le très bon Versions of the Truth. L'occasion pour la Grosse Radio de s'entretenir avec la tête pensante du combo britannique. Au programme, l'artiste revient sur sa vision du monde en 2020, sur l'évolution de son groupe ainsi que sur les récentes déclarations tonitruantes de Daniel Ek, patron de Spotify...

Bonjour Bruce et merci d’avoir accepté de répondre à nos questions pour La Grosse Radio !

C’est un plaisir !

Le nouvel album de Pineapple Thief s’intitule Versions of the Truth. Cela prend un sens tout particulier en 2020, avec toutes ces « fake news » et ces multiples vérités auxquelles les gens sont confrontés. La notion de « Vérité » intéresse aussi grandement les historiens. Quelle était l’idée derrière ce titre ?

C’est drôle, parce que l’idée de ce titre m’est venue alors que nous étions en train d’écrire l’album, en octobre 2018. A l’époque, en Grande-Bretagne, le principal sujet d’actualité était le Brexit, qui était vraiment traumatisant. Peu importe de quel côté l’on se situait dans le débat, c’était tragique pour le pays. Il y a eu énormément de désinformation et de mensonges éhontés que les gens utilisaient pour parvenir à leurs fins. Voilà le contexte de l’époque, et maintenant nous avons Trump et les Etats-Unis…Ce sentiment de « Vérité », et la réalisation que cela n’avait plus vraiment d’importance, s’est répandu dans toutes les couches de la société, depuis les hauts sommets jusqu’au plus petit individu. J’ai vu des gens que je connaissais, des familles, se déchirer. C’est donc plutôt triste de voir ce qui se passe actuellement, et cela rend le titre de l’album d’autant plus pertinent.

Concernant l’album, ce dernier est plutôt diversifié et « non-linéaire » : quelle est, selon toi, l’ambiance générale de Versions of Truth et dans quel état d’esprit étais-tu lors de sa composition ?

C’est vrai que les gens m’ont dit qu’il était très diversifié et c’est drôle parce que l’on n’y pense pas lorsque l’on compose. On prend les choses comme elles viennent, selon l’inspiration, et on ne se dit pas « Est-ce que je devrais écrire ça ? Ou le faire sonner plutôt ainsi ? ». Tu n’y penses pas. Je ne sais pas pourquoi cet album donne un tel résultat… Mais c’est vrai que lorsque nous avons commencé à l’écrire, le contexte était un peu déprimant dans notre pays. Je me souviens avoir écrit quatre chansons en octobre 2018, sur lesquelles nous avons travaillé, puis nous sommes partis en tournée. Ensuite, lorsque nous sommes revenus, nous avons réécouté ce que nous avions écrit et composé de nouveaux morceaux. C’est plutôt une bonne façon de faire, car cela permet de faire une pause, de prendre du recul et de réécouter ce que tu as écrit en te demandant si finalement cela te plaît ou non. Quand on écrit un album sur 18 mois, on ne passe pas l’intégralité de notre temps dessus, et cela lui laisse le temps de murir. Je suppose en effet que l’album est plutôt sombre, mais il y a quand même quelques touches positives, et j’espère vraiment qu’avec les derniers événements, et en particulier la pandémie, les gens réaliseront qu’être dans un camp ou dans l’autre n’a plus vraiment d’importance. 

Es-tu conscient que sur Versions of The Truth, il y a plus de morceaux courts que sur les précédents opus (à l’exception de Magnolia) ? En effet, sur vos albums, il y a souvent un ou deux morceaux de dix minutes (« Final Thing on my mind », « Reaching Out », « White Mist »). Le processus de composition entre des morceaux courts et longs est-il très différent ? Lequel est le plus difficile ?

C’est amusant que tu dises ça, parce que lorsqu’on a fini de composer l’album, que tout était terminé et que l’on était très content de l’ensemble, j’ai dit aux gars « Vous savez quoi, on n’a pas de morceau épique ! Vous croyez que cela va déranger les gens ? ». Et les gars m’ont répondu : « Bruce, tu ne peux pas penser ainsi, tu ne peux pas te forcer à faire des morceaux longs ! ». Cela reviendrait à trahir notre démarche. Nous sommes un groupe de rock progressif, mais je ne sais pas exactement où nous nous situons dans ce style, qui est tellement vaste. C’est du rock progressif que viennent la plupart de mes influences. Mais lorsque je me suis inquiété auprès des gars de l’absence de morceau long, ils m’ont vraiment dit je ne devais pas me préoccuper de ce genre de chose, que nous écririons l’album qui nous venait le plus naturellement. Je pense que si l’on écoute l’album d’une traite, bien qu’il n’y ait pas de morceau long (même si pour certaines personnes six ou sept minutes c’est déjà beaucoup !), l’ensemble reste très épique. J’ajouterai qu’il y a certains groupes de rock progressif que j’écoute et pour lesquels je me dis parfois : « Les gars ont fait un morceau long juste par principe ». Parce que cela sort de nulle part, que cela semble poussif, et ce n’est pas ce que nous voulions faire. Quand les gens me demandent « Bruce, tu n’aimes plus écrire des morceaux longs ? », je leur réponds que ce n’est pas le cas, que si le morceau doit être long, il le deviendra naturellement lors de sa composition.

Au sujet de la chanson « Demons », tu as dit que « c’était l’un des premiers morceaux que nous avons écrit pour le nouvel album et qu’il était né d’émotions brutes ». Après une aussi longue carrière, à la fois avec Pineapple Thief et tes projets solos, est-il toujours aussi difficile d’exprimer tes sentiments personnels et intimes ?

C’est assez contradictoire n’est-ce pas ? Que quelqu’un comme moi, qui ne parle pas de ce genre de choses en face, soit heureux de le partager et de le chanter sur scène devant tant de gens ! La seule chose que je peux dire, c’est que je ne suis jamais très précis dans les histoires que je raconte. Tu ne sauras jamais vraiment de qui ou de quoi je parle exactement, je préfère évoquer un sentiment ou une émotion. Au sujet de « Demons », cela évoque le fait de de grandir et de vieillir avec ses propres démons, et que l’on doit accepter de vivre avec. Généralement, quand j’écris, je me dis que si quelque chose me touche émotionnellement, cela doit toucher d’autres personnes également. J’ai donc envie de le partager pour que d’autres puissent s’y identifier. Mais si j’étais vraiment très précis sur ce que j’écris, sur un événement en particulier ou quelque chose je traverse personnellement, je ne pense pas que les gens réussiraient à s’y raccrocher, de la façon dont ils m’en parlent quand je les rencontre.

Sur ce nouvel album, il y a de nouveau un énorme travail sur les lignes de chant et les harmonies vocales (« Versions of the Truth », « Our Mire », « Driving like Maniacs »). Comment as-tu abordé l’écriture du chant ?

C’est une bonne question ! Car un guitariste n’est pas forcément un chanteur, et quand j’ai commencé Pineapple Thief, je ne prenais pas autant au sérieux mes parties de chant que mes parties de guitare. Pour mon jeu de guitare, je répétais, je travaillais la technique, etc. Pour les parties de chant, je disais juste : « Passez-moi un micro ! ». Si je devais donner un conseil à un jeune, je lui dirais que s’il doit écrire des chansons, il doit considérer le chant comme un instrument à part entière, aussi important que la guitare. Il y a environ quatre ans, je discutais avec Gavin Harrison [l’actuel batteur, NDLR] et je lui ai dit qu’il était peut-être temps que je prenne des leçons de chant. Il a éclaté de rire et m’a dit que ça pouvait être une bonne idée, puisque j’étais le chanteur ! Alors je me suis penché dessus sérieusement, j’ai pris des leçons, ma voix s’est développée, et je me suis rendu compte que j’étais désormais capable de faire beaucoup plus de choses avec. C’est pourquoi sur ce nouvel album, comme tu l’as justement fait remarquer, il y a beaucoup plus de travail sur les harmonies vocales, les styles de chant, etc. C’est quelque chose que j’ai vraiment aimé travailler.

Où places-tu ce nouvel album dans la discographie du groupe ? Vois-tu une évolution, entre Abducting the Unicorn et Versions of the Truth ?

C’est assez fou, vraiment, d’observer ces vingt dernières années [rires]. Pineapple Thief a toujours été un groupe underground, mais pendant longtemps, je l’avoue, on avait du mal à se démarquer. Mais on s’en sortait, puisque je pouvais composer, nous sortions des albums et on avait une fan base solide. Mais nous n’avons jamais décollé. Je me souviens que lorsque nous avons fini de composer Magnolia et suite au départ de Dan Osborne  [précédent batteur du groupe NDLR], j’ai dit à notre bassiste Jon [Sykes, NDLR] qu’il était peut-être temps d’arrêter, que c’était chouette mais que nous avions fait notre temps. Nous avons tout de même composé un nouvel album, Your Wilderness, où je programmais les parties de batterie, et notre directeur de label nous a suggérer de rentrer en contact avec Gavin Harrison. Ça ne m’était même pas venu à l’esprit, mais je l’ai fait et je pense que cette rencontre restera le moment le plus important dans l’histoire du groupe. Nous sommes devenus proches, Gavin est devenu un partenaire d’écriture, et étant un batteur superstar, Pineapple Thief est passé du statut de ultra confidentiel à plutôt connu, ce qui est incroyable après toutes ces années ! C’est un peu comme si nous revenions d’une Near Death Experience, et nous en profitons comme jamais [rires].

Vous avez choisi l’artwork, réalisé par Michael Schoenholtz, parce que ces « formes abstraites évoquent à chacun quelque chose de différent ». Quelle consigne lui avez-vous donné ?

Hé bien, ce sont des œuvres que l’artiste avait déjà réalisées (il est d’ailleurs malheureusement décédé l’année dernière). Mais Gavin [Harrison, NDLR) le connaissait depuis longtemps et il nous a montré ces œuvres. Nous avons immédiatement su qu’elles conviendraient parfaitement pour le concept de l’album, puisque chacun a sa propre interprétation des formes évoquées. Et puis c’est également assez différent de ce que nous avions l’habitude de faire, nous voulions surprendre un peu. L’œuvre choisie ici est en réalité composée de trente parties distinctes, toutes disséminées dans le livret dans l’édition spéciale, mais la couverture est vraiment particulière, immédiatement identifiable, et c’est pourquoi nous l’avons également choisie comme motif pour le t-shirt, le backdrop, la batterie (drumskin), etc.

En raison de la pandémie de COVID-19, vous avez dû repousser la tournée de l’été 2020 à 2021. Mais je suppose que d’ici là vous aurez sûrement un nouvel album à nous proposer !

[Rires] Oui, j’en parlais justement à Gavin aujourd’hui ! Nous échangeons déjà des idées...puisque nous ne pourrons pas jouer ni partir en tournée, autant utiliser ce temps à profit ! Il y a pas mal de choses en cours… quelque chose qui arrive l’année prochaine, mais dont je ne peux pas encore parler ! Ce ne sera pas un nouvel album studio mais…quelque chose de nouveau !

Sur « Out of Line », tu chantes « We had the key to survive ». Cela fait particulièrement écho à la situation actuelle… qu’en penses-tu ?

Oui, nous sommes responsables de notre destin. Le monde est dans un tel état qu’il a besoin de quelque chose pour le secouer, comme le COVID-19. Je pense qu’il y a tout de même quelque chose de positif à tirer de tout cela. Nous sommes très fragiles, tout comme cette planète, mais nous avons toutes les cartes en main pour survivre.

C’est un message plutôt optimiste !

Oui, car même si cet album est sombre et mélancolique, il y a toujours un message positif sous-jacent. Je pense que son écoute sera cathartique.

Durant la quarantaine, tu as participé à un festival de prog en streaming, en compagnie d’autres
groupes d’Inside Out et Kscope. Tu as joué une version acoustique de « The Final Thing On My Mind ». As-tu pensé à faire une tournée acoustique, comme tu l’as fait avec Katatonia en 2014 ?

Oui ! C’est amusant, parce qu’après avoir tourné avec Katatonia, et fait quelques concerts acoustiques en live sur ma page Facebook, j’ai reçu énormément de retours positifs de la part des gens, qui en voulait plus ! C’est donc vraiment quelque chose auquel je pense… Je n’avais pas réalisé, avant de le faire, à quel point cela plairait au public. C’est donc clairement un projet à mettre sur la table.

C’est peut-être parce tu composes les morceaux à la guitare acoustique, qu’ils sont naturellement adaptables ?

Oui c’est vrai ! Si, lorsque j’écris, je trouve que le morceau n’est pas bon en acoustique, je ne le garde généralement pas [rires].

Tu es un homme très occupé, entre The Pineapple Thief, ton projet d’album solo et ton travail de producteur. Quel groupe en particulier rêverais-tu de produire ?

C’est une bonne question ! Il y a vraiment plein de gens que je respecte, comme Mikael (Akerfeldt, NDLR) d’Opeth. Mais ce n’est pas tant que j’aimerai produire ou mixer leurs chansons, mais plutôt faire un remix ou mettre ma patte sur un de leurs morceaux. Mais je les respecte énormément.

Il y a quelques jours, le patron de Spotify, Daniel Ek, a déclaré que les artistes devaient améliorer leur productivité. Qu’en penses-tu, toi qui es très productif ? Est-ce que ton travail et ta vie quotidienne ont changé avec la pandémie de COVID-19 ?

Oui j’ai vu qu’il avait déclaré qu’un « artiste ne pouvait pas juste sortir un album tous les deux ans ». Les choses sont en train d’évoluer. Tu sais, mes enfants ne parlent plus « d’album » mais de « chansons ». Et tous les mois, les artistes qu’ils aiment sortent un nouveau morceau. C’est un paradigme très différent, que nous devons prendre très au sérieux, afin de voir la façon dont va évoluer la musique dans le futur. Je ne dis pas que ce sera la fin des albums ou des albums-concepts, mais j’en parlais à Gavin [Harrison, NDLR] et l’on se disait que nous pourrions nous aussi faire des choses comme ça, sortir quatre morceaux d’un coup, ou un morceau par mois, qui ferait parti d’un ensemble. Avec le COVID-19, et le fait d’être coincé chez soi (surtout que nous avons de la chance d’avoir un studio à la maison), c’est forcément quelque chose que nous pouvons faire. Je sais qu’il y a eu beaucoup de réactions négatives à la déclaration de Daniel Ek, mais je pense que nous devons vraiment accepter le fait que les choses vont changer et que c’est ce que les nouvelles générations attendent. Je ne pense pas que nous pouvons l’ignorer.

Merci beaucoup Bruce d’avoir pris le temps de répondre à nos questions ! Nous avons hâte de te retrouver sur scène. Avant de nous quitter, quels sont tes projets pour les mois à venir et as-tu un message à adresser à tes fans et à nos lecteurs ?

Hé bien, nous viendrons évidemment en France plus tard que nous le souhaitions, mais j’espère vraiment que quand les choses reviendrons à la normale, les gens viendrons nous voir jouer ! Car jouer pour un public français, c’est toujours très spécial et très excitant, j’ai vraiment hâte. Alors à bientôt !

Interview réalisée par skype le 6 août 2020
Sortie prévue le 4 septembre chez Kscope
Merci à Céline pour la retranscription
Photographies : © Diana Seifert

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