NFT : HMLTD et Jacques, prophètes du nouveau monde musical ?

Par Davy Sanna et Yann Landry

Alors que partout sur la planète on se demande quel sera, sur le long terme, l’impact des NFT* sur la création, plusieurs musiciens, de Kings Of Leon à Mike Shinoda en passant par Aphex Twins, Calvin Harris, The Weeknd ou Post Malone, ont prestement tenté de prendre la vague, et proposé à la vente album, single ou artwork portant le précieux sceau cryptographique. Les HMLTD ont poussé le concept encore plus loin, et en France, Jacques fout un gros coup de pied dans la fourmilière desséchée du secteur musical français. Sont-ils les prophètes du nouveau monde de l’art ?  On vous raconte !

Après avoir publié l’un des albums les plus excitants de l’an 2020, dans lequel était traitée la question de l’effondrement de l’empire occidental (West Is Dead), et fait ainsi efficacement table rase du passé, HMLTD, groupe méthodique s’il en est, peut désormais se consacrer à l’avenir de la Terre. Pour ce faire, deux événements ont été annoncés coup sur coup : la sortie d’un nouveau titre et la tenue d’un concert au mois de novembre, l’un et l’autre sous des formes extraordinaires.

*Non Fongible Token, un jeton virtuel permettant d’identifier une œuvre numérique comme étant un « original », et qui a notamment permis à l’artiste Beeple de vendre une image au format jpeg à 70 millions de dollars.

 

HMLTD MODIFIE LES CODES DE LA CRÉATION

Obsédés par l’idée de devenir les « pop stars les plus célèbres du monde », on ne pourra pas leur reprocher de ne pas s’en donner les moyens : après avoir tenté d’emprunter la voie du mainstream en signant avec la major Sony avant la sortie de leur debut album, une relation toxique qui aboutira à une rupture douloureuse et traumatisante, les Londoniens, ragaillardis et revanchards, s’en sont allés brancher l’élite artistique pour parvenir à leurs fins, avec un argument de poids portant le nom de « Leaving ». Un titre au charme synthétique et désespéré, dont une version a été proposée le 28 avril dernier, qui est loin de se limiter à sa beauté de prime abord.

HMLTD ont fait fort. Comme le dit au NME Achilleas Sarantaris, batteur du groupe, il ne s’agissait finalement pour les autres que de rendre uniques « des choses que nous avons déjà, ‘je mets ma petite peinture ou ma petite chanson sur le blockchain’.[…] Ça semble un peu opportuniste, ça semble un peu gadget ». Avec « Leaving », les Londoniens se sont montrés en effet bien plus ambitieux, et même visionnaires, en assimilant le concept avant tout le monde pour l’intégrer dans le procédé créatif, et en faire un élément central.

Selon le modèle proposé par la plateforme Async, spécialisée dans une forme d’art numérique interactif et avec qui HMLTD collabore, la charnière de "Leaving" s’est vue décomposée en six pièces : vocals, lead, chords, bass, drums, FX. Chacune de ces pièces peut être modifiée selon un certain nombre de possibilités, par quiconque plaçant une enchère dessus, moyennant dollars ou crypto-monnaie. On peut alors la modifier en choisissant, par exemple, quelle ligne de basse apparaîtra sur l’œuvre finale, ou quel synthétiseur, quelle voix. Cette modification se répercute directement sur le « master », auquel tout le monde a accès sur la plateforme, l’œuvre évolue donc au fil des jours. Au total, 6400 combinaisons sont possibles – 6400 chansons différentes. Parallèlement à cela, le visuel se lie à la musique : la modification de l’une des pièces entraîne une modification de l’image ; à chaque piste de batterie correspond un arrière-plan, à chaque piste de voix, des personnages…

Au moment de la publication du projet, d’autres œuvres étaient en ligne sur la plateforme, mais toutes proposaient un nombre de trames et de variants bien inférieur. Depuis, de nouvelles pièces plus ambitieuses ont été développées.

Ainsi, HMLTD a proposé son « Leaving », et invité le public à se saisir de l’œuvre, à prendre part à « sa véritable création, et dans la conception de l’artwork plutôt que dans leur seule consommation ». Artistiquement, l’acte est indéniablement ambitieux : la maxime « l’œuvre appartient à son public » prend un nouveau sens, et crée aussi un lien entre les différents propriétaires, forcés de collaborer, selon des critères libres : « c’est une expérience de coopération ou de conflit entre un groupe de personnes qui ne se connaissent pas et ont accès à des informations limitées », comme le dit Henry Spychalski, chanteur du groupe.

De bien bucoliques HMLTD aux Eurockéennes 2017. Crédit Photo : Yannick kRockus 

Cette notion de conflit créatif soulève des choses intéressantes et représente un pas en avant dans l’interactivité, l’implication véritable du public dans la vie d’une œuvre qui, on le sait, est parfois créée dans la douleur – l’histoire de HMLTD, particulièrement, est semée d’embûches et de conflits internes, ils ne s’en sont jamais cachés. Cette avancée, sur le plan artistique, semble donc très honnête, mener vers le « très vrai » ; l’expérience est plus riche qu’il n’y paraît. On parle assez peu de cet apport artistique car, en vérité, ce qui attire l’attention, déclenche enthousiasme ou mépris et délie les plumes, c’est le potentiel économique de ces nouvelles propositions. Un système tout neuf pourrait naître de ces réflexions, s’il parvenait à se pérenniser sans être récupéré. C’est clairement pour répondre à un problème économique que sont créés les NFT, et l’artiste indépendant, en bénéficiaire collatéral, pourrait y trouver son compte – ou en tout cas, consolider son indépendance.

Jacques, artiste indépendant artistiquement et capillairement, ici sur Youtube

JACQUES PASSE (À) LA SECONDE

Nous avons eu pendant 5 minutes l'impression d'être des traders en tentant d'acheter 1 seconde du nouveau morceau de Jacques pour 0,065 Ethereum, soit 148,5 Euros. Ce qui permet ensuite de toucher 0,51% des droits phonographiques du morceau (et de recevoir un vinyle signé par Jacques, entre autres). La musique va-t-elle tomber dans le système boursier ? Va-t-elle être destinée aux traders et aux investisseurs de capitaux. C'est ça le turfu ? C'est original et audacieux, mais flippant et compliqué aussi. En vrai, c'est toujours mieux que Spotify et consorts pour les artistes.

Au cours actuel de l'Ethereum, si Jacques vend toutes les secondes de son titre "Vous" (sortie le 3 juin), cela peut rapporter plus de 30 000 €, soit plus que ce que certains gros labels indés sont prêts à investir pour tout un album. Le calcul est vite fait. Il ne faut pas non plus que le cours de l'ETH s'effondre comme le Dogecoin après une seule boutade d'Elon Musk (rassurez-vous, c'est remonté en flêche après un seul tweet de ce dernier...). Il y a une part importante de pari mais pour l'instant la dure réalité est que de toute façon, la musique ne vaut plus grand chose depuis la crise du disque et l'avénement des plateformes de streaming. Là, c'est un pari à la fois pour l'artiste et pour ses coproducteurs. Pour 148,5€, ce n'est pas un gros risque pour l'acheteur et cela permet à l'artiste de poursuivre sa production et de se libérer du système de création artistique muselé des Majors (voir cas pas plus loin que plus haut avec HMLTD et Sony).

Evidemment, sur ces 30 000 € potentiels, il y a de nombreux frais, comme ceux de la transaction euros/crypto monnaie, la part des plateformes Torus (où l'on achète les crypto) et Rarible. C'est sur cette dernière que le morceau est achetable à la seconde via des NFT. Il y en a 194 pour ce titre, et le morceau est écoutable au fur et à mesure du dévoilement par les acheteurs et seulement eux. Ils reçoivent aussi le master de leur seconde ! C'est un fonctionnement totalement nouveau. Posséder une sur les 194 secondes d'un titre, c'est un peu comme acheter un chalet à la montagne à la quote-part mais en moins attrape-couillon et moins cher. Ici, Jacques fait péter le système du crowdfunding car l'acheteur devient coproducteur avec l'artiste. Comme l'explique Jacques sur son site "vous êtes ayant-droits sur ce morceau et que par conséquent, on se partage le blé généré via les ventes de disques, les streams et toutes les sortes d'utilisation du morceau genre par exemple dans des films, des pubs, des jeux vidéos, défilé de mode, etc."

Et voici le morceau "Vous" et toutes ses secondes, sur Deezer, déjà...

CRYPTO ET SPÉCULATION

Si, effectivement, pour le cas de Jacques ou de HMLTD, ce sont certainement des fans de leur musique qui devraient investir vu la portée potentielle de ces artistes (quoique...) et l'expérience qu'ils proposent, qu'en sera-t-il bientôt pour les stars internationales comme celles citées en introduction, The Weeknd, Kings Of Leon et les autres ? Qu'est-ce qui empêchera les traders de miser sur la valeur monétaire de ses artistes en achetant les NFT de leurs chansons et en les revandant selon les cours des cryptomonnaies aux plus offrants comme n'importe quel produit ? Les musiciens sont-ils en train de vendre des actions d'eux-mêmes ? La spéculation a toujours existé dans l'Art. Les tableaux de maîtres se vendent de plus en plus chers par exemple. Mais là où la musique ne proposait que des objets de collections rares aux salles d'enchères, les masters restaient la propriété des maisons de disque ou des artistes. Avec la musique dématérialisée, les masters seront vendus à la découpe, et c'est la bourse qui pourrait s'inviter directement au plus près de la création, là où les actionnaires ne se contentaient que de posséder des parts des maisons de disques.

La question de la crypto-monnaie elle-même est encore vivement débattue aujourd’hui et ne fait jamais l’unanimité, et en outre, il en va de même pour les NFT : délire matérialiste d’élites déconnectées ou véritable enjeu artistique et/ou social ? Ici l’expérience ne concerne bien sûr pas tout le monde (pour HMLTD, le pack le moins cher correspondait, en ETH, à 100 dollars), mais pose la question de la valeur du travail de l’artiste. Il s’agit de créer un objet qui ait de la valeur, de nouveau de la valeur aux yeux du public. Bien sûr, le fait que seuls les auditeurs en mesure de débourser une forte somme d’argent puissent accéder à tout un pan de l’expérience est embarrassant, questionne l’élitisme dans l’art et bouscule d’autant plus que le rock s’est toujours revendiqué un genre populaire. Mais il semble que la démarche de HMLTD s’inscrit dans cette réflexion, provoque délibérément ce malaise pour la nourrir – c’est en tout cas la direction que semble prendre ce grand concert organisé au Heaven à Londres le 16 novembre prochain, pour lequel sont mis en vente deux types de tickets : « Subject », pour 14£ , et « Authority », pour 8£ de plus (concept basé sur l’expérience de la prison de Stanford et de l’œuvre La Vague »… gros programme).

LA REVANCHE

Une réussite pourrait être de redonner au public le goût de payer pour de la musique, ce qu’il ne souhaite plus faire depuis que l’internet lui a offert le tout-gratuit et l’illimité, ou a minima de trouver de nouveaux investisseurs – si les Majors s’en trouvaient déstabilisées dans leur hégémonie, ne serait-ce qu’un temps, ce serait toujours ça de pris. Et quoi qu’il en soit, lorsque les plateformes de streaming continuent d’être sourdes aux revendications et que le travail des musiciens est toujours plus dévalué, cette réaction narcissique consistant à vendre une œuvre pour plus de 65 000 dollars est une revanche savoureuse.

Les plus chafouins expliquent en voulant mettre une ombre sur ce tableau revanchard que les cryptomonnaies ont une trop grande emprunte carbone. Pas plus que les pollueuses entreprises pétrolières, imaginons-nous, et qui sont les représentantes d'un monde à la dérive écologique par son mode économique outrancier, et ici les artistes tentent une révolution contre l'ancien monde musical, avec ses propres armes, pour mieux finir de l'achever.

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