Neuf mois après la sortie de la première partie Fall, le nouvel album conceptuel de Mantra est enfin disponible. Celestial est ambitieux, ses quatre parties sont très différentes mais toutes remarquables. Intense et grave, il aborde le déclin d'une civilisation par un prisme très défaitiste et inéluctable avec un album aux compositions particulièrement variées. Déchiffrons ce mystérieux disque.
Mantra est un groupe singulier à bien des égards. D'abord parce que ses albums sont rares, espacés (six ans se sont pratiquement écoulés depuis la sortie de Medium, le dernier album), et uniques. Laniakea et Medium étaient fortement différents, Medium et Celestial le sont tout autant. On a trois visions artistiques différentes, même si la thématique générale de l'œuvre peut faire de Celestial une suite spirituelle à Laniakea ; on en parlait déjà au moment de l'annonce de Fall, le premier acte. Ensuite parce que si le combo est dans les faits un quatuor composé des frères Pierre et Gabriel Junod (respectivement vocaliste et batteur du groupe), Simon Saint-Georges (guitare) et Arthur Lauth à la basse (qui n'officiait pas à ce poste sur Medium mais en assurait le mix), sur scène il est impossible ne pas mentionner Melvin Coppalle, danseur contemporain qui interprète la musique du groupe avec ses mouvements inspirés du Butō, style de danse théâtrale du Japon. Sa présence et sa prestation transcendent les compositions du groupe sur scène. Alors avec la promesse d'un album conceptuel divisé en quatre actes, on s'attend à du haut niveau également sur ce point.
Celestial est sorti en quatre parties : Fall à l'équinoxe d'automne, Winter au solstice d'hiver, Spring à l'équinoxe du printemps et Summer à l'équinoxe d'été (ce 21 juin). Nous profitons de la sortie de la dernière partie de l'album et de la première du spectacle complet (sortie de résidence à Rennes, la veille du concert au Hellfest) pour proposer une chronique de l'album partie par partie, doublée d'un live-report.
Acte I - Fall
Un piano ouvre "Messenger", puis un bruit intense (mentionné dans les premières paroles du texte) monte jusqu'à l'éclatement : c'est parti. Les guitares sonnent, accompagnées de chœurs entre le mystique et l'épique : la formule annonce de la gravité dans le fond. Le metal progressif s'installe confortablement lors de cette première piste, sans s'aventurer trop dans des registres très lourds et violents. Le growl, bien que présent, reste rare, et l'instrumentation donne la part belle à la clarté des mélodies : Mantra semble réaliser ici son œuvre la plus accessible du point de vue de l'auditeur (les compositions restent elles complexes, pas avares en polyrythmies notamment), et c'est un constat qui s'amplifie avec le reste de ce premier acte. "Illumination" et surtout "Premonition" s'éloignent clairement des registres du metal. La mélodie principale de ce dernier est une facette que l'on n'avait pratiquement jamais vue jusque là chez Mantra.
Cette accessibilité des compositions n'enlève rien au récit dont le fond est déjà préoccupant, sinon alarmant : au milieu des flammes et du chaos ouvrant l'album, le narrateur trouve un mystérieux disque venu de l'espace, entièrement en or et qui contient de mystérieux symboles et dessins. La référence est clairement le disque d'or de Voyager, contenant des informations sur la Terre, destiné à d'éventuelles formes de vies extraterrestres et envoyé avec les sondes du même nom. Sur scène, Melvin interprète largement toute cette séquence, dans la sidération et l'effroi lors du crash initial, le regard ébloui et apeuré vers ce qui s'apprête à frapper. Puis vient la détresse devant la destruction (symbolisée par Pierre démontant une partie du décor). Enfin la réalisation de son caractère inéluctable, avant de trouver le disque et de le récupérer pour l'étudier, le tout entrecoupé de séquences de danse et de transe. À part Pierre, qui se retrouve de temps en temps au premier plan avec Melvin, les musiciens restent en arrière plan, derrière le décor. La mise en scène est de haute volée et illustre bien ce début d'histoire, qui s'achève avec le déplacement des deux murs amovibles du décor pour former une sorte de cocon avec le disque à l'intérieur.

Mantra - Celestial : Fall, sorti le 22 septembre 2024
- Fall I - "Messenger"
- Fall II - "Illumination"
- Fall III - "Premonition"

Acte II - Winter
Si Fall était en quelque sorte annonciateur des changements et de la déchéance à venir, celle-ci se manifeste véritablement sur ce deuxième acte. Cela se ressent aussi dans la musique, avec des compositions plus lourdes dans l'ensemble, plus metal progressif. Les rythmiques rappellent Tool, influence majeure du groupe ; certains plans de guitare lorgnent vers Gojira, sur "Vessel" en particulier, titre dont la signature rythmique est en 9/4. On se rapproche du style classique de Mantra, à mesure que les paroles révèlent que le personnage principal se transforme au contact du disque. Initialement interdit face au mystérieux message, il finit par en comprendre la teneur au prix d'un repli sur lui-même extrême. Il réalise qu'il existe une solution pour changer le cours du temps, mais qu'il faut pour cela enfouir le passé ("bury the past deep in the sand"). Un second acte puissant et charnière, annonçant à l'instar de la saison du même nom le renouveau à venir.
La mise en scène de ce deuxième acte commence là où celle de Fall s'est arrêtée. Melvin est entouré par les trois murs du décor avec le disque, une lampe de poche à la main pour tenter de le déchiffrer. Pierre est positionné de côté, se contentant (pour le moment) d'un rôle de narrateur. Lorsque le texte raconte les difficultés initiales rencontrées, Melvin s'acharne, devient fou et se tape la tête sur le disque. Il s'abandonne alors à la folie, drapé dans les tissus noirs présents sur le mur encore debout. Le moment où l'objet commence à révéler son sens voit un nouveau changement dans la mise en scène. Melvin rouvre le décor (écho à la fin du repli sur soi évoqué dans les paroles) et monte à la verticale un des bancs sur lequel bondit Pierre. Du haut de son perchoir, celui-ci manipule le danseur. Encore une belle mise en scène, terminant cet acte sur un plan où le disque, recouvert des tissus noirs retirés du décor, est accroché sur le mur encore debout. Tout un symbolisme.

Mantra - Celestial : Winter, sorti le 21 décembre 2024
- Winter I - "Isolation"
- Winter II - "Vessel"

Acte III - Spring
Contrairement aux autres actes de cette oeuvre, Spring est en un seul tenant. Constitué d'une unique longue piste, "Home", cette troisième partie est sans aucun doute la plus surprenante. Ne serait-ce que par son instrumentation, avec l'arrivée d'un oud (interprêté par Niqolah Seeva) pour introduire le thème principal et récurrent du titre. L'ambiance est très éloignée de celles des deux premiers actes, et si le rock progressif (avec quelques lourdeurs metal) n'est pas si loin et que le titre finit par s'y jeter, on s'éloigne clairement des paysages déjà explorés dans l'oeuvre. L'utilisation du oud apporte des touches orientales, la forte présence des chœurs y ajoute un côté encore plus mystique. Le tout culmine dans cette section en mode rituel, symbolisant ce chemin vers le renouveau. Là où Fall et Winter racontaient une situation subie plus que vécue, pratiquement fataliste, c'est différent ici avec un récit plus acteur ("and stone by stone your new home rises by my hand"). "Home" est un titre remarquable et dispose même d'un solo de guitare presque jazz fusion assez déroutant pour Mantra.
Changement de taille par rapport aux deux premiers actes : Melvin est absent de la scène pour une large part de l'acte. Simon et Pierre sont au premier plan, le second chantant assis devant la batterie. Pendant plusieurs sections du titre la mise en scène est minimale, l'absence du danseur associée au caractère plus calme du morceau permet de s'abandonner dans la musique, ses évolutions et ses coups d'éclats. Lorsque Melvin revient, tout de blanc vêtu, tout s'intensifie : il installe les tissus blancs là où auparavant des noirs pendaient, puis active un mécanisme pour en faire descendre encore d'autres. L'évolution est déjà notable par rapport au décor de scène sombre des deux premiers actes, et ce n'est pas fini. Melvin apporte une table avec de l'encens sur scène et s'en allume quelques bâtons placés dans les cheveux, en synchronisation totale avec la section rituelle. Lorsque le metal revient pour clore le titre, tout le groupe est au premier plan et vibre au son de la musique. En toute fin d'acte, Pierre retire la tunique qu'il porte depuis le début du spectacle, elle reste posée au centre de la scène.

Mantra - Celestial : Spring, sorti le 20 mars 2025
- Spring - "Home"

Acte IV - Summer
Neuf mois après le début de l'œuvre, l'album se termine avec la quatrième saison, l'Été. La boucle est bouclée, en témoignent les premières mesures de "Transcendence", qui reprennent le thème développé à la toute fin de "Premonition" (la dernière partie du premier acte). En véritable apothéose de l'album, les thèmes sont retrouvés, développés et aboutissent dans un dernier acte intense. Summer est effectivement lourd, presque autant que Winter, et retourne vers le metal progressif avec de la technique ; le contraste est saisissant par rapport au très aéré Spring. Mais surtout, cet acte est grave dans ses mélodies et ses thèmes, retrouvant le caractère implacable et inéluctable du début de l'œuvre. L'ambiance développée sur le final de "Transcendence" en est un parfait exemple. Sur le plan lyrique aussi, les prémonitions entrevues en début d'œuvre sont réalisées dans un dénouement amer. Magistral !
On le sentait à la fin de Spring, et effectivement la mise en scène s'emballe sur ce dernier acte. Pierre est sur le devant de la scène, Melvin s'est quasi enfermé dans une nouvelle cage en déplaçant les parties du décor, dorénavant recouvert de blanc. Les deux miment des combats entre eux, dansant pour s'éviter mutuellement. Alors que le dénouement se dessine dans les paroles, Melvin referme complètement sa cage comme pour s'isoler avec le disque. Pierre rampe au sol, et finit "Transcendence" pleurant la tête contre le banc. "Celestial" achève la boucle ouverte avec Fall, illustrée dans le remontage à l'identique du décor, qui retrouve ses tissus noirs d'origine et sa disposition en ligne. Lorsque les dernières notes résonnent, tout est de retour dans l'état d'origine. Ou presque ?

Mantra - Celestial : Summer, sorti le 21 juin 2025
- Summer I - "Transcendence"
- Summer II - "Celestial"

Mantra réussit un album conceptuel de haute volée. Ses quatre EP sont indépendants et évoluent chacun dans un environnement unique, ce qui les rend tous intéressants par eux-mêmes. Cependant, c'est en écoutant d'une traite l'ensemble de l'oeuvre que Celestial révèle tout son potentiel. Énergique, intense mais aussi mélodique et même exploratoire par moments, cet album réserve un voyage marquants aux auditeurs. La meilleure façon de découvrir Celestial reste toutefois de voir le groupe en concert. La présence du sensationnel danseur Melvin Coppalle et la mise en scène travaillée rendent l'expérience mémorable.
Celestial : Fall, sorti le 22 septembre 2024
Celestial : Winter, sorti le 21 décembre 2024
Celestial : Spring, sorti le 20 mars 2025
Celestial : Summer, sorti le 21 juin 2025
Crédits photos (concert de fin de résidence à l'Étage à Rennes) : Mathéo Orgé (Fall) Youenn Hautbois (Winter, Spring, Summer)
Artwork des albums et réalisation des décors amovibles par Pierre Junod