Entretien avec Sharon Den Adel, chanteuse de Within Temptation

Quelques jours avant la sortie du nouvel album, intitulé Bleed Out, nous avons pu nous entretenir avec Sharon Den Adel, la chanteuse et compositrice du groupe Within Temptation. Avec un opus composé dans des conditions particulières et un contexte politique et social tendu, c'était l'occasion pour nous de revenir sur une phase bien différente du groupe. 

Bonjour Sharon, merci de nous accorder de ton temps, surtout que tu as enchaîné une longue journée d'interview.

Sharon den Adel : et ce n'est pas fini, j'ai fait quasiment cinq jours d'affilée (rires).

 

Bleed Out est un album assez particulier puisque c'est le premier à être sorti après la pandémie et même enregistré pendant cette période. En quoi est-il différent selon toi ?

Il l'est de plusieurs façons : c'est la première fois que nous composons un album sans une maison de disque, il a été composé à la fois avant, pendant et après la pandémie, et dans un contexte de guerre. Beaucoup de choses que nous n'aurions jamais pu envisager se sont passées. Si on nous avait dit en 2018 qu'on subirait une pandémie ou une guerre impliquant des superpuissances, on ne l'aurait jamais cru. Car depuis la Seconde Guerre Mondiale, on n'a jamais eu un conflit qui impacte autant le monde. Ca a vraiment changé la donne. Avant nous étions plus inspirés par des thèmes fantastiques, des sagas, des personnages comme William Wallace. Mais on peut dire que c'est notre album le plus engagé.

 

C'est la première fois que vous sortez autant de singles avant un album. Est-ce un processus que vous allez garder pour les prochains albums ?

C'est vrai qu'il ne reste que très peu de morceaux à découvrir pour les fans. Il n'y a pas cette surprise qu'on a en découvrant l'intégralité d'un album. La pandémie a encore une fois affecté les choses : on n'avait pas prévu que ça allait durer aussi longtemps. Donc forcément le prochain sera différent. Mais finalement, c'était une bonne expérience et on a beaucoup appris : on a vraiment écouté les fans. Au départ, on ne voulait pas inclure certains morceaux composés il y a plus longtemps car on ne les trouvait pas forcément pertinents. Puis les fans nous ont dit "tous ces singles là, il faut qu'ils existent en version physique". Mais globalement ça a été une expérience tellement différente car il a fallu aussi que l'on rattrape toutes les choses qu'on avait annulées comme les dates de concert, il a fallu qu'on mette en place le live en streaming The Aftermath.

 

Pour rebondir avec ce que tu as dit plus tôt, les paroles de cet album sont très réelles comparées aux chansons du début. Mais avez-vous eu des idées de thèmes, que vous auriez voulu développer mais qui, finalement ne se sont pas retrouvées sur l'album ?

Tout commence à prendre vie au moment où on démarre nos sessions d'écriture. On parle de ce qu'on vit, de ce qu'on pense et on commence à composer. Parfois des idées se retrouvent sur l'album parfois non. Ou alors cela se transforme complètement. On ne contrôle pas la musique ni les paroles, c'est comme si tout cela avait sa propre vie. Donc tout se fait sur l'instant et on ne réfléchit pas forcément à l'avance.

 

Au niveau musical, on sait à quel point vous aimez vous challenger et évoluer. J'ai l'impression que cet album est un peu plus ancré dans les années 80. Il y a un côté Kate Bush ou Depeche Mode sur plusieurs chansons.

On a grandit dans les années 80, c'est dans notre ADN donc on peut retrouver ces influences dans tous nos albums. Sauf peut-être dans Hydra qui était plus influencé par les années 90. Mais si on prend un titre comme "Ritual", il est vrai qu'on a ce petit côté Kate Bush même si j'aurais tendance à dire que ce morceau est plus influencé par Type O Negative.

On sait que repousser vos limites est quelque chose qui vous importe. Mais est-ce quelque chose qui vous vient naturellement ou au début de chaque création d'album, vous vous dites "on va tenter ça" ?

C'est un peu des deux. On essaye vraiment de chercher à se renouveler. Parfois on a une idée précise ou d'autres fois on sait qu'on voudrait inclure une certaine couleur à une chanson et "upgrader" notre son. Pour cet album, on a notamment été inspiré par le metalcore et c'est pour cette raison qu'on a collaboré avec Annisokay. De façon générale, on adore tenter des nouveaux trucs, que ce soit les membres du groupe, Robert, Daniel notre producteur. C'est assez excitant de tenter quelque chose qu'on n'avait jamais encore fait et de l'entendre sur l'album.

 

D'ailleurs au niveau des guests, comment les choisissez-vous?

On n'a pas beaucoup de guests sur cet album car on voulait collaborer avec un artiste ukrainien. On avait trouvé un groupe (ndlr : Antilyta) mais ils ont fait un duo avec Ed Sheeran donc on a laissé un peu tombé (rires). On essaye toujours de trouver ce dont la chanson a besoin. On ne peut pas collaborer avec tous les artistes qu'on aime car la liste est vraiment longue. Mais quand on écrit une chanson et qu'il manque quelque chose que ce soit au niveau du chant ou d'un instrument particulier, on essaye de faire appel à quelqu'un d'extérieur...

 

Vous avez quand même fait appel à Daniel Gibson, votre producteur !

C'est vrai, il m'a bien aidé sur "Entertain You". Personne ne voulait s'occuper de cette partie alors on lui a dit "bah, tu t'en occupes" (rires).

 

Within Temptation avait l'habitude de ramener des invités sur scène, vous avez prévu cela aussi pour la prochaine tournée ?

On s'en occupe, c'est en cours de décision. On n'a même pas encore trouvé une première partie (rires) mais on trouvera toujours quelque chose pour surprendre le public et ajouter un petit truc spécial à nos concerts.

 

Les sujets de vos chansons sont devenus de plus en plus engagés. Est-ce parce que le monde a changé ou parce que vous avez changé ? Après tout, le groupe va bientôt avoir trente ans !

C'est un peu des deux : quand nous étions plus jeunes, il y avait des tas de problèmes dans le monde mais on se disait "tout ira bien, on garde espoir". C'était assez naïf comme état d'esprit car je pense qu'il faut vraiment agir pour changer les choses. Par exemple, il faut aller voter. Moi je suis toujours allée voter mais beaucoup de gens n'y vont pas car ils ne trouvent pas la bonne personne ou sont déçus de la politique. Le monde a changé, c'est clair, et il y a de plus en plus de soi-disant experts qui balancent leurs propres vérités. Attention, je pense qu'il faut s'exprimer, exprimer ses opinions, avoir un libre arbitre mais les experts devraient se concentrer sur les faits et non la fiction. Parfois j'ai l'impression que nous sommes des moutons en file indienne, l'un derrière l'autre. Il faut laisser parler les experts. Alors certes je n'en suis pas une mais j'ai un moyen formidable d'exprimer mes opinions mais je laisse certains sujets aux spécialistes, comme par exemple la science.  De plus en plus de parties politiques déforment la réalité et c'est dangereux. Par contre, de mon côté, je peux m'exprimer sur certains sujets pendant les interviews ou même à travers la musique. Néanmoins, notre musique est un peu de l'art abstrait, chacun peut y voir ce qu'il veut mais nous tenons à exprimer notre vision des choses dans les interviews.

 

C'est donc la raison pour laquelle les paroles de vos chansons sont assez métaphoriques ou implicites. Si on prend par exemple, la chanson "Bleed Out", il n'y a aucune référence à l'Iran, au voile...

C'est ça, nous essayons de retranscrire un sentiment et c'est pour ça que les interviews ou même les clips sont importants. Pour "Bleed Out" on a essayé de mettre des habits traditionnels et le voile. Cette chanson est plus un cri de liberté même si les conséquences sont terribles : l'emprisonnement, la torture ou la mort. C'est vraiment une métaphore pour dire : il faut se battre notamment pour les générations à venir.

Comment ça se passe lorsque vous démarrez les sessions studios pour composer ? Est-ce que vous vous coupez du monde ou est-ce que vous essayez d'absorber le plus possible d'influences ?

Avant de nous mettre à écrire, on écoute toutes sortes de choses et ça devient un gros melting pot. On partage ce qu'on aime, on se dit "whouah t'as entendu telle ou telle chanson, elle est géniale". Bon après, cela peut être devenir quelque chose de complètement différent. Mais au départ on fait un brainstorming où on balance toutes nos idées : ça peut être un son spécifique, une mélodie, un instrument mais aussi des thèmes politiques ou sociaux.

 

Est-ce que tu as des plaisirs coupables musicaux ? Le genre d'artiste que tu ne proposerais pas forcément lors d'un brainstorming ?

(rires) Il y en a tellement ! Forcément la musique heavy est ce que je préfère mais j'adore aussi le reggae, la pop, la musique classique mais jusqu'à un certain point. J'ai grandi avec Boney M ou GreaseOlivia Newton John était mon idole quand j'étais plus jeune. Janis Joplin également. Tout ça n'est pas très metal. Pareil pour Nirvana, c'est du grunge mais pas du metal. Mais la musique pour nous est une histoire d'émotion donc cela n'a pas d'importance.

 

Et avant d'aller au studio, est-ce que vous avez certaines limites ? Est-ce que vous vous dites par exemple "le reggae, ça ne va pas être possible" ?

Franchement on a tenté des millions de choses. Alors pas forcément du reggae (rires) mais si on fait vraiment attention, sur "Entertain You" on a voulu tenter des choses plus urbaines dans le timing et la façon de chanter. Ce n'était pas typique du metal et en plus on a rajouté un riff assez punk. On essaye d'explorer tout en restant dans les limites de ce qu'on sait faire. Par contre, quand il y a quelque chose qu'on ne sait pas faire, on fait appel à d'autres artistes. Ca a super bien marché avec Xzibit notamment (sur le morceau "And We Run" présent sur l'album Hydra, ndlr) Personnellement je ne pourrais pas rapper comme il le fait mais j'adore ce qu'il fait.

 

Il y a un morceau qui m'a interpelé c'est "Don't Pray for Me" avec l'inclusion d'une citation du film Cyrano de Bergerac. Comment décidez-vous d'inclure un extrait de film ?

Cela dépend surtout de ce qui est dit. Je trouve la phrase "I'm gonna let you pray for me" très intéressante : je vais vous permettre de faire quelque chose. C'est une phrase peu courante. Je pense qu'il faut absolument pouvoir vivre sa vie et faire ses propres choix. C'est un aspect de la religion que je n'aime pas : il y a tellement de façons de lire la Bible et de l'interpréter et on vous dit trop souvent comment vivre votre vie. Je suis pour les libertés individuelles. Je ne suis pas athée mais je suis une humaniste et je pense que nous devons avoir le droit de vivre par nous-mêmes, en respectant la loi bien sûr. Rien ne me met plus en colère que quelqu'un qui me dit comment me comporter.

Cela me fait penser aussi au discours de Churchill que vous avez inclus dans "Our Solemn Hour"...

En fait, on avait composé cette chanson qui parlait de la Seconde Guerre Mondiale et on voulait absolument inclure ce discours. Il a fallu bien sûr demander la permission d'utiliser sa voix et la Fondation Winston Churchill nous a même demandé de quoi parlait le morceau. Ce qui était bien sûr naturel puisqu'on aurait pu utiliser sa voix pour de mauvaises raisons.

 

Vous avez été bien occupés en 2022 avec deux tournées : une en ouverture d'Iron Maiden et une en co-tête d'affiche avec Evanescence. Comment vous êtes-vous adaptés à ces formats un peu différents où il a fallu convaincre un public qui n'était pas forcément là pour vous ?

C'était plus le cas pour Iron Maiden. Aux Etats-Unis, nous avons joué dans des salles dans lesquelles nous n'aurions jamais pu performer. Elles étaient gigantesques. Ce fut une superbe expérience car nous adorons le groupe et nous le connaissons depuis longtemps. Et puis c'était l'occasion de montrer ce que nous faisions à des gens qui peuvent aimer notre musique. On a vraiment pris du plaisir et la réaction des gens a été très positives, ce qui apparemment n'est pas toujours le cas. On a dû s'adapter car on ne pouvait pas faire les concerts avec toute notre artillerie habituelle. On avait juste un matériel réduit. Mais Iron Maiden nous a donné plus d'options que d'habitude comme par exemple la possibilité de promouvoir notre album en affichant un QR code. Et puis Steve Harris était toujours là derrière la scène à chaque spectacle. On se disait toujours "wow, il est encore là". Il voulait voir comment on s'en sortait, ce qu'on faisait pour conquérir le public. Il était tellement impliqué qu'un jour il s'est même excusé de ne pas avoir pu venir au concert.

En ce qui concerne la tournée avec Evanescence, les deux groupes devaient mettre en place un show énorme et c'était compliqué de changer de décors en 30 minutes. Mais globalement, je trouve que nos deux univers se marient bien. Pas forcément sur les sujets abordés, ni sur le son en général car ils sonnent plus "américains" et nous "européens" mais dans les mélodies et cette idée de la mélancolie.

 

Il y a dix ans vous avez fait un album entièrement acoustique, est-ce une expérience que vous voudriez refaire ?

On n'a pas prévu de le refaire et franchement ce n'est pas mon truc préféré. J'aime chanter les chansons en y mettant toute l'énergie nécessaire. Alors certes, en tant que chanteuse, c'est toujours agréable de faire des chansons en acoustique mais je le vois plus comme une pause dans le spectacle : prendre une guitare, faire deux morceaux et revenir au show bourré d'énergie. J'aime ce mouvement qui alterne entre force et douceur. Ce qui me dérangeait aussi avec les concerts acoustiques, c'est que, comme nous étions dans des petites salles, il fallait que je me place correctement à certains moments. Je préfère quand je me déplace de façon "organique" et instinctive. Lors de la tournée acoustique, j'avais plus l'impression de passer mon temps à penser à mes placements plutôt qu'à la musique.

 

Et enfin, la dernière question : tu viens d'enchaîner plusieurs interviews d'affilée. Mais est-ce qu'il y a un sujet dont tu aimerais parler et à propos duquel personne ne te pose la question ?

Ouhla, question difficile. Je ne pense pas car chaque journaliste pose des questions très différentes. Ils ont leur propre opinion sur les mêmes sujets. Mais aujourd'hui quelqu'un m'a demandé : "Vous parlez des femmes en Iran qui se battent pour ne pas mettre le voile mais que pensez-vous des femmes en Europe qui n'ont pas le droit de le mettre ?". Je pense qu'on vit dans une démocratie et qu'on a le droit de porter ce qu'on veut mais dans la sphère privée. Peu importe que ce soit un voile, une croix ou même une croix renversée. Par contre, dans le monde professionnel, la religion n'a pas sa place et notamment dans le domaine de l'école ou de la police. C'est pour cette raison que je suis pour les uniformes à l'école. Il y a déjà certains endroits où les vêtements sont neutres comme par exemple dans les tribunaux ou dans la police. Mais ce n'est que mon humble avis et les gens sont libres de me convaincre du contraire s'ils ont des arguments solides.

 

Un grand merci à Sharon den Adel pour son honnêteté et son temps. Merci aussi à Olivier Garnier de Replica. L'album Bleed Out est disponible sur le label Force Music.

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