Andrea Ferro de Lacuna Coil en interview : “Nous sommes tous un peu des zombies”

Les Italiens ont pris leur temps pour leur nouvel opus, Sleepless Empire, qui sort demain, six ans après le précédent opus studio, Black Anima. Pourtant, le groupe est loin d’être resté inactif, et ce temps lui a permis de construire un album cohérent qui scrute l’évolution de notre société. Rencontre virtuelle avec le chanteur et cofondateur, Andrea Ferro.

Sleepless Empire aborde l’importance des réseaux sociaux, mais ils existent depuis de nombreuses années. Qu’est-ce qui a changé récemment qui justifie d’en faire l’objet d’un disque pour Lacuna Coil ?

Le thème principal du disque n’est pas une simple critique, mais comment nous vivons maintenant avec les réseaux sociaux. C’est plus une observation de comment s’est développé le monde, surtout après la pandémie. Pour autant, nous ne voulions pas faire un disque qui parle strictement de la pandémie, parce qu’à mon avis c’est une période que tout le monde veut oublier. Internet et les réseaux sociaux existaient déjà, mais une plateforme comme Twitch a explosé durant la pandémie, parce que les gens étaient obligés de rester chez eux.

Après la pandémie, beaucoup de personnes sont retournées à leur vie, au bureau, ont recommencé à voyager, à jouer en concert comme nous… A l’inverse, beaucoup d’autres sont restées enfermées dans cette prison dorée, parce que l’offre est pléthorique, il y a tant de streamers à regarder, tant de musique qui sort tous les jours sur les services de streaming, tant de choses à regarder sur les plateformes...

Nous avons considéré cette offre énorme comme un empire, dans le sens où c’est quelque chose de très riche. Mais en réalité, dans cet empire, nous sommes tous un peu des zombies, toujours attachés au téléphone portable. Et nous nous en servons comme stimulus, pour influencer notre vie.

Nous aussi en sommes esclaves, même si nous avons eu la chance d’avoir vécu une vie sans être connecté en permanence, une vie normale où, quand on partait le matin, on ne se revoyait que le soir. A l’inverse, aujourd’hui, si tu n’es pas joignable en permanence, les gens s’inquiètent.

Voilà l’observation principale du disque, ensuite chaque chanson raconte des histoires différentes, comme dans une bande originale de film dans laquelle se retrouvent tous les personnages.

En parlant de bande originale de films, votre bassiste Marco Coti Zelati a dit que si on enlevait la voix, les guitares, batterie, on entendrait vraiment une bande originale. Une version instrumentale est prévue pour faire entendre cet aspect ?

En réalité, non, mais on peut espérer, ce sont des choses décidées par la maison de disques. Nous pourrions faire une version plus cinématographique, elle serait belle, développer plus les cordes, les claviers, moins les guitares, pour sonner plus comme une bande originale. Peut-être le ferons-nous un jour.

Cela vous plairait ?

Beaucoup. C’est une des choses qui nous manquent, que nous n’avons jamais faites. Certaines de nos chansons ont été utilisées dans des jeux vidéo, des films, des séries. Mais jamais une chanson écrite exprès, la seule a été « Never Dawn », écrite pour le trailer du jeu Zombicide. Mais une vraie bande originale, jamais.

Lacuna Coil a expliqué ne pas avoir écrit pendant le confinement, et avoir retrouvé l’inspiration en préparant Comalies XX, le réenregistrement de Comalies pour célébrer ses vingt ans en 2022. Que s’est-il passé à ce moment qui a ravivé l’inspiration ?

Comme tout le monde, nous sommes restés enfermés plus ou moins deux ans à cause de la pandémie de covid. Cela nous a un peu enlevé l'inspiration, parce que nous sommes restés à la maison à jouer aux jeux vidéo, lire des bandes dessinées et jouer de la guitare. C'était quelque chose que nous n'avions jamais vécu. Or le fait de voyager, d'être en tournée, découvrir de nouveaux groupes, de nouveaux endroits, de nouvelles cultures, c'est aussi ce qui nous donne l'inspiration.

Tout cela nous a manqué, et nous n'étions pas prêts juste après la pandémie à aller écrire un disque. Travailler sur Comalies XX nous a permis de se remettre à travailler ensemble, retourner en studio, sans la pression d'un nouveau disque. Dans ce travail, nous avons dû quand même mettre de la créativité, mais moins que pour un nouvel album, les textes étaient déjà écrits, les chansons étaient là, il fallait changer les arrangements. Donc nous avons célébré les vingt ans de Comalies, nous sommes retournés jouer en concert, et alors nous nous sommes sentis prêts à recommencer à écrire.

Sleepless Empire a demandé beaucoup de temps, au début parce que nous avons mis du temps à repartir, à retrouver l’alchimie. Et aussi parce que nous l’avons beaucoup soigné. Nous avons beaucoup insisté sur la production, l’artwork. Et passé du temps pour trouver les bons sujets. Si tu n’as rien à dire, sortir un disque juste pour le balancer, cela ne fonctionne pas, il n’aura pas de succès, parce que les gens se rendent compte si tu as fait quelque chose honnêtement ou parce que tu devais le faire. Et en plus, c’est le dixième album, donc nous voulions encore moins sortir quelque chose juste pour sortir quelque chose.

En quoi cet album est différent des précédents ?

Assez naturellement, nous allons toujours de l’avant, même sans le vouloir. C’est-à-dire que quand nous avons une chanson qui sonne un peu trop comme les anciennes, habituellement nous la gardons comme bonus track et pas dans le disque lui-même parce qu’elle nous lasse immédiatement. Cela nous plait plus de faire quelque chose de nouveau, qui fait avancer notre style. La façon de travailler n’a pas beaucoup changé, mais c’est une évolution naturelle, depuis Delirium [sorti en 2016, ndlr] tous les albums sont allés dans une direction plus heavy, avec ma voix mais aussi musicalement. Un peu parce que naturellement Marco, notre bassiste et compositeur principal, est allé dans cette direction, mais aussi un peu parce que toute la musique selon moi est allée dans une direction plus heavy. Tous les groupes nominés aux Grammys, Gojira, Spiritbox, Knocked Loose, étaient des groupes assez lourds pour la moyenne des Grammys.

Selon moi, c’est un peu la musique, un peu la société qui ont pris une direction plus extrême et plus mélangée, plus confuse. Nous vivons une période très incertaine, d’abord le covid, ensuite la situation politique, sociale, la guerre qui revient en Europe… toutes ces choses rendent instables la société, et cela se reflète dans la musique. Selon moi, à temps plus extrêmes, musique plus extrême, c’est une chose assez naturelle.

Le communiqué de presse décrit l’album comme « dark », mais l’est-il vraiment plus que par exemple Black Anima, son prédécesseur ?

C’est peut-être un peu la façon dont a été décrite le disque, pas par nous. Mais selon moi certains arrangements, surtout pour les claviers, les cordes, vont peut-être plus dans la direction de disques comme Comalies. Peut-être que pour cela, pas pour le reste de la musique, l’album a été décrit comme dark. Ou bien aussi peut-être parce que les paroles sont un peu plus extrêmes, parce que la façon de chanter est plus extrême. Et puis selon moi, « dark » c’est toujours subjectif, dans le sens où pour moi parfois le terme décrit aussi des groupes comme Korn. Pas dans toutes les chansons, mais dans certaines, avec des parties plus atmosphériques, c’est toujours très triste. Et en fait, l’un des groupes préférés de Jonathan Davis, c’est les Cure, donc le dark ou le gothique n’est pas toujours explicite, parfois c’est dans l’ensemble du style du groupe.

Lacuna Coil a toujours chanté en anglais, avec quelques paroles en italien épisodiquement. Vous n’avez jamais eu envie de chanter plus en italien ?

Non, parce que nous avons commencé dès la démo de 1996 à chanter en anglais. Cela nous va d’utiliser l’italien de temps en temps, et peut-être que nous l’utiliserons de nouveau à l’avenir. Mais ce n’est pas notre priorité, de toute façon le metal est un genre qui se fait essentiellement en anglais, ou en allemand… quand tu t’appelles Rammstein.

Dans ce disque nous avons utilisé du latin per certains titres [« Gravity », « Sleepless Empire », « In Nomine Patris, ndlr], parce que les racines de notre langue sont un peu particulières, un peu plus exotiques.

Et le fait d’avoir du latin dans plusieurs titres dans un album qui s’appelle Sleepless Empire, cela a quelque chose à voir avec l’Empire Romain ?

Pas du tout ! En fait, le mot « empire » m’est venu une nuit alors que j’ai rêvé d’un ami qui est mort dont le surnom était « impero », « empire » en italien. J’ai décidé de garder ce mot, parce que cela me semblait une parole forte, et tout est né de là. Le fait de l’associer à « Sleepless » est venu plus tard, pour représenter un empire qui est notre société. C’est-à-dire un empire riche et puissant, développé avec la technologie, qui est pourtant en réalité très fragile en même temps. Je l’ai proposé à Marco et Cristina, cela leur a plus aussi et nous l’avons gardé.

Avec Marco Coti Zelati et l’autre vocaliste Cristina Scabbia, vous êtes les principaux auteurs – compositeurs de Lacuna Coil, mais j’ai lu que le travail d’écriture était démocratique, comment cela se passe avec les autres musiciens ?

En fait, c’est démocratique entre nous trois. C’est juste que c’est difficile de faire entrer d’autres personnes dans le noyau de l’écriture, parce que nous trois écrivons ensemble depuis tant d’années [Ferro et Coti Zelati ont fondé le groupe, Scabbia les a rejoints deux ans plus tard, ndlr], et donc c’est difficile pour quelqu’un d’extérieur, aussi doué soit-il, d’y entrer.

Puis, quand Marco propose les chansons, plutôt quand elles ont déjà une forme de démo, notre batteur Richard [Meiz] peut évidemment mettre sa patte dans les arrangements des passages de batterie, les enregistrer comme il veut, suggérer des parties. Et il propose de belles choses.

Inversement, pour la guitare, nous avons un nouveau guitariste, Daniele [Salomone, arrivé en octobre 2024 en remplacement de Diego Cavallotti, guitariste entre 2016 et 2024, ndlr], qui nous a seulement aidé en studio à enregistrer certaines guitares, à développer un peu les deux soli avec Marco. Mais c’est Marco qui a créé toutes les parties de guitare et en a enregistré la majeure partie.

C’est vrai qu’en dehors de vous trois, qui êtes le noyau historique restant, le line-up a pas mal changé ces dernières années.

Oui, mais en réalité nous avons tendance à garder les musiciens. Richard est avec nous depuis plusieurs années [depuis 2019, ndlr], et nous l’espérons pour Daniele. Actuellement, il est à l’essai, nous verrons si cela se passe bien, si lui aussi se plait. Parfois ce n’est pas possible, tout le monde ne fonctionne pas tout le temps de la même façon, ou ne se plait pas avec nous.

Les réseaux sociaux ont aussi changé la façon pour les artistes de communiquer avec le public. Comment l’a vécu Lacuna Coil ?

Clairement il faut s’adapter parce que les temps changent. A une époque les groupes vendaient des disques, il y avait les magasins, les magazines, la télé, la radio. Tous ces médias existent encore mais ils sont moins importants. Surtout les magasins de disques, malheureusement. La façon dont les gens profitent de la musique a changé. Il y a moins de revenus issus des ventes de disques.

Et donc on s’adapte. D’un côté internet a créé une surabondance d’offres. Mais de l’autre côté, cela a permis de trouver de nouveaux modes de revenus pour survivre, et aussi de nouvelles façons de promouvoir les événements du groupe. A une époque, un groupe sponsorisé, c’était impensable, surtout en metal, parce qu’il y avait une éthique différente. Par contre, il y avait le soutien total des fans, qui achetaient les billets de concerts, les CD. Aujourd’hui, tout s’est mélangé, il n’y a plus cette éthique, on ne sait plus quelles sont les règles, les limites.

Après clairement, quand nous faisons de la sponsorisation, nous cherchons des entreprises qui ont un sens pour nous, pas avec une usine de jambons qui n’a rien à voir avec nous. Nous essayons de chercher des entreprises en rapport avec la musique, les instruments, qui ont un peu le goût alternatif pour une sous-culture comme le metal. Qui aient un lien avec notre univers, ou avec le monde nerd que nous aimons, les films d’horreur, les jeux vidéo.

C’est une façon de se développer dans ce domaine, et c’est intéressant, même si nous sommes un groupe qui a grandi de façon traditionnelle. C’est beau de voir que l’on peut apprendre à suivre le changement, trouver de nouvelles routes.

Même avec trente ans de carrière, vous semblez être un groupe qui ne vit pas dans le passé.

C’est vrai, nous avons toujours regardé devant nous, nous ne nous sommes jamais vraiment retournés sur le passé. Cela nous plait de regarder comment le monde se développe, suivre de nouvelles choses, y compris les nouveaux groupes. Nous ne restons pas à n’écouter que les classiques, AC/DC, Iron Maiden, Metallica. Bien sûr nous avons grandi avec cette musique et elle nous plaira toujours, mais nous n’avons pas besoin de l’écouter vingt fois par jour. Certaines personnes disent « c’était mieux avant », mais nous ce qui nous intéresse c’est de voir comment est le monde aujourd’hui.

Justement, quel regard portes-tu sur la scène italienne ?

Il y a énormément de groupes, souvent underground parce que clairement le metal n’est pas un genre mainstream en Italie. Nous sommes le seul groupe qui de temps en temps passe dans les médias mainstream. D’autres groupes, jeunes, s’en sortent bien, comme Fleshgod Apocalypse, Wind Rose, Fulci, plus underground. Et tant d’autres. Et puis des groupes classiques comme Rhapsody Of Fire et Vision Divine qui font des choses plus traditionnelles.

Tant de nouveaux groupes underground commencent à travailler au niveau international, selon moi ils peuvent marcher. Mais ce n’est pas facile parce qu’ici c’est difficile d’avoir un soutien fort, d’en vivre sans forcément aller à l’étranger. Donc beaucoup de bons groupes font peut-être un ou deux disques et puis sont forcés de ralentir et de trouver un autre travail.

Cependant la scène est vivace et a produit des groupes qui selon moi partent déjà d’un point plus avancé que nous, avec plus d’opportunités, alors que quand nous avons commencé, tout était nouveau, il fallait tout construire de zéro. Tous les jours, des groupes underground m'écrivent pour demander des conseils, et quand je peux, je les aide, parce que cela nous aurait été utile que quelqu'un nous aide.

Il y a pourtant un public pour le metal en Italie.

Oui, quand les gros groupes viennent, ils remplissent les salles. A Milan [d’où est originaire le groupe, ndlr], il y a des concerts tous les jours de rock, de metal alternatif... Il y a un public, mais il n'y a pas de grosse promotion de la scène nationale. Et je ne pense pas que ce soit un problème seulement en Italie, mais aussi en Espagne, peut-être en France, en Grèce, au Portugal. C'est une question un peu de goûts, mais aussi de structures qui manquent. Même nous, nous sommes relativement connus en Italie, mais nous le sommes plus aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.

Pour conclure, Lacuna Coil va venir en France à l’automne, après un passage au Motocultor en août, il y a déjà des choses prévues pour la tournée ?

Pour l’Europe, nous sommes seulement en train d’y réfléchir. En mars-avril nous tournons en Amérique du Sud, Amérique Centrale et Amérique du Nord. Seulement ensuite nous développerons les concerts en Europe. Evidemment, dans la setlist, il y aura les nouvelles chansons, nos classiques, et quelques surprises un peu plus vieilles, et puis nous travaillerons aussi l’aspect visuel, de nouvelles tenues… tous les éléments scéniques.



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