Trois décennies déjà que Dani Filth, seul membre d’origine encore aux commandes de la formation de légende Cradle Of Filth, fait trembler dans les chaumières à grands coups de maquillage effrayant et autres hurlements menaçants. Mais une fois le masque tombé, c’est un tout autre visage que montre l’emblématique vocaliste, extrêmement sympathique et cultivé, visiblement ravi d’évoquer le quatorzième album du groupe The Screaming Of The Valkyries, de partager sa vision du monde, mais aussi de plonger dans ses souvenirs.
Le nouvel album de Cradle Of Filth, The Screaming of the Valkyries, sort très bientôt. Un quatorzième album aux sonorités et ambiances horrifiques parfaitement reconnaissables. On dirait que tu t'es beaucoup amusé à écrire et à chanter ces morceaux gothiques, théâtraux, cinématographiques, et on ressent même comme un sentiment de joie et d'émerveillement, encore présent après trois décennies ?
Eh bien, absolument. Je pense que la période du confinement nous a forcé à faire pause, et par conséquent, nous avons passé les quatre années suivantes à rattraper le temps perdu avec de grandes tournées mondiales. C'est la raison pour laquelle l'album a mis un peu plus de temps à sortir, car nous étions occupés à jouer en live. Mais oui, même si ce sentiment de joie et d'émerveillement était déjà bien présent avant, il est devenu encore plus présent, avec évidemment l'idée que les choses ne redeviendraient jamais comme avant l'épidémie. Mais oui, je pense que l'album est comme la preuve de l'engagement de tout le groupe et de son élan pour maintenir cette flamme.
Encore une fois, on retrouve dans l'album des références à des créatures mythologiques, des monstres fictifs, des vampires ou de la sorcellerie, et même une plongée dans la science-fiction française avec "You Are My Nautilus" inspirée par Jules Verne. Est-ce que tu trouves ton inspiration dans la littérature, les légendes et la culture pop, ou bien s'agit-il d'abord d'écrire la musique avant de trouver les thèmes et les images qui vont y être associés ?
Sur cet album, il y a quelques morceaux pour lesquels je ne savais pas de quoi ça allait parler. Et d'autres qui me rappelaient l'époque où on composait en 1996, parce qu'elles ont juste la même ambiance. Et sinon, oui, pour moi, l'inspiration vient de partout. Attention, je n'ai pas dans la tête une liste de sujets toute prête en me disant : ah, je vais écrire une chanson à ce sujet. Non, pour moi, les chosent viennent de la nature, de mon environnement au quotidien, de ce qui se passe dans le monde, de l'art théâtral, de tout en fait : du cinéma, des gens avec qui je traîne, de la saison. Et l'inspiration frappe à tout moment de la journée, tu vois, ça pourrait être en faisant mes courses chez Tesco. [Rires] « Merde, vite, cherchons mon carnet dans lequel je note tout ! » [Rires]
Je pense que souvent, l'art répond aussi à des impératifs, des délais et des contraintes. On nous demande de faire un album, il faut l'avoir terminé à un certain moment. Mais c'est très dur à expliquer, tu vois. Les gens me demandent tout le temps s'il y a une checklist à suivre pour écrire un album, ou si j'ai toujours la même façon d'écrire qu'il y a trente ans. Et je réponds : « Mais enfin, je n'en sais rien, c'était il y a trente ans ! » [Rires]. Le feu est toujours là, nous sommes toujours les mêmes personnes, je suis toujours la même personne, même si mon esprit est un peu ratatiné, écrasé par le monde d'aujourd'hui [Rires], mais en tout cas Cradle Of Filth est dans une bonne position en tant que groupe.
Trouver un moyen d'être original est aussi plus difficile, parce que même des choses que nous avons faites à l'époque et que nous pensions être des nouveautés que personne n'avait jamais fait avant, tout ce que les gens ont pris à cœur, tout ça a été reproduit et copié maintes fois. Donc ça devient plus compliqué, et dans un sens ça devient aussi plus facile, mais il n'y a pas vraiment de recette ou de checklist pour écrire un disque. C'est un processus organique, ce n'est pas un robot piloté par IA qui compose, ce sont six personnes.
Sur le clip de "To Live Deliciously" tu indiques que le morceau est né de l'observation d'une certaine forme de retenue en lien avec la religion. Finalement, tu parles de comment la religion ou les relations entre les gens fonctionnent, tout en bâtissant autour ce produit final très élaboré esthétiquement.
Je pense que les gens voulaient une explication sur pourquoi nous avons choisi de faire la vidéo de cette façon. Donc j'ai essayé de l'expliquer du mieux que je pouvais. Oui, l'album parle de s'évader de la réalité. Ce sentiment, c'est ce que j'ai découvert quand j'ai découvert le heavy metal. Quand j'ai découvert le heavy metal, j'étais obsédé par les artworks, les paroles, s'il y avait des paroles, (et quand il n'y en avait pas, je les inventais), et j'entendais juste différentes histoires qui s'adaptaient à ma tête. C'est ça pour moi, s'échapper de la réalité, j'adorais ça. C'était juste incroyable. C'était un genre très cinématographique et qui attirait la loyauté du public, tu comprends, avec des concerts dans des petits clubs, des gens qui portent leurs badges et leurs patchs et leurs t-shirts, c'était vraiment bien.

Qu'en est-il du titre de ce nouvel album, The Screaming of the Valkyries ?
Le titre est tiré de mes observations sur le monde. Évidemment, il y a les conflits, en Ukraine avec la Russie, la Palestine et Israël, ce qui se passe au Soudan, enfin partout dans le monde, et Trump pour couronner le tout... L'expression « The screaming of the Valkyries » vient du morceau "Where Misery Was A Stranger" qui termine l'album, avec un point de vue post-apocalyptique. Bien que ce morceau soit très dickensien dans l'approche post-apocalyptique, nous savons que nous sommes plutôt dans un monde pré-apocalyptique, et que les choses peuvent être changées.
Cela dit, le titre vient du fait que nous sommes, apparemment, à quelques secondes de minuit sur l'horloge de l'apocalypse. Ce que je veux dire par The Screaming of the Valkyries, en dehors du fait qu'il s'agit un titre de heavy metal très cool [Rires], c'est que si vous deviez entendre cela métaphoriquement, ou physiquement, je parle toujours métaphoriquement, mais physiquement, si vous deviez entendre le monde entier crier par le biais des cieux, si vous saviez que le paradis était infesté, que Dieu était renversé et que le Ragnarök allait se produire, si vous saviez que c'était la fin complète de tout - on pourrait comparer ça à se tenir devant un paysage urbain et voir une bombe à hydrogène exploser - vous sauriez qu'il ne resterait que quelques secondes. Vous vous tiendriez sur la plage en levant les yeux devant un raz-de-marée de 200 mètres causé par la fonte des glaces, ou un autre type d'événement cataclysmique. C'est la même chose. Le cri des Valkyries, c'est essentiellement ce moment limité dans le temps, juste avant un événement cataclysmique, et cette prise de conscience horrible que minuit va sonner.
Le reste des morceaux de l'album, c'est davantage de la fiction, de quoi s'échapper de la réalité, comme je te disais tout à l'heure. Mais ce dernier morceau laisse un goût amer dans la bouche car l'album se termine par un avertissement, avec un léger sentiment d'espoir parce que cela ne s'est pas encore produit, mais un avertissement quand même, parce que nous continuons à ignorer toutes ces choses dans notre monde moderne. Le changement climatique est foutu [sic] au-delà de toute croyance et pourtant nous continuons à nous tirer des missiles dessus, à mettre le feu aux champs pétroliers. Rien qu'hier, des pétroliers sont entrés en collision en mer du Nord, la flotte de pêche chinoise décime la population de saumons sur la côte sud-américaine... Tu vois, tout tourne autour de l'argent, et un jour il sera juste trop tard. Donc, malgré le côté évasion et fiction, il y a un message puissant dans l'album.
Comment s'est passé l'enregistrement de l'album ? Pour la production vous avez de nouveau fait appel à Scott Adkins, qui n'en est pas à son premier boulot sur un album de Cradle Of Filth.
L'album a été enregistré au cours de toute l'année parce que nous étions occupés à tourner. Scott est quelqu'un d'incontournable pour le groupe. Il a produit les cinq ou six derniers disques, et il est très proche de nous. C'est un peu le septième membre, il aide à diriger le navire depuis les premières incarnations de certains morceaux. Il est là pour nous aider à forger notre identité sur ces morceaux. Donc, beaucoup de travail a été fait avant même que nous n'entrions en studio et c'est important car ça nous donne le temps en studio pour vraiment peaufiner les choses. L'album a été écrit sur la route et à la maison, nous avons utilisé Dropbox pour assimiler des idées, les développer, et on a travaillé un peu partout, dans des chambres d'hôtel, dans les loges, lors de plusieurs réunions qu'on a eues avant les tournées, on répétait les nouveaux morceaux.
Vous êtes beaucoup sur la route, comme vous l'avez dit, et il y a une sorte d'alchimie entre les différents membres du groupe, qui crée une véritable énergie sur scène. Le fait de beaucoup tourner ensemble semble avoir bien renforcé le collectif, et je suppose que ça a facilité la recherche d'idées et le travail ensemble pour créer l'album ?
Oui, nous passons beaucoup de temps ensemble, en tournée, à faire du tourisme ! Bien sûr, quand on n’est pas sur la route, on n’a pas trop envie de se voir les uns les autres, déjà qu’on passe presque plus de temps ensemble que tranquille, à la maison, avec nos proches [Rire] Mais oui, il y a une très bonne ambiance au sein du groupe, à tel point que notre claviériste Zoe a épousé notre guitarist Ashok ! Nous nous sommes tous rendus au mariage en Arizona en début d'année, c'était vraiment super. Si ça, ça n’est pas la preuve que les choses fonctionnent très bien dans la famille Cradle ! Oui, il est important que tout le monde s'entende, c'est une relation de travail mais ça va un peu plus loin que ça, parce que ce n'est pas un job de bureau, et nous sommes tous fortement engagés dans le processus de création artistique. C'est quelque chose de personnel.
Cela fait 31 ans que le tout premier album de Cradle Of Filth est sorti, The Principle Of Evil Made Flesh. Réinventer son identité tout en restant fidèle au son d'origine est quelque chose qui semble important pour toi. Dans le nouvel album on trouve des échos du passé, comme s’il y avait toujours ce souci de respecter les attentes des fans des débuts tout en continuant d’avancer et d’évoluer.
Bien sûr, c'est le modus operandi, c'est ça l'intention. Si le groupe a une identité très forte et a inventé un son particulier que tout le monde connaît et reconnaît, on ne peut pas parler d’auto-plagiat. C’est naturel, et aisé de revisiter des idées ou des sons ou des styles que vous avez déjà utilisés. Ça fonctionne pour beaucoup de groupes, tu sais, tu entends quelqu'un dire "eh bien je sais qui c'est, ils ont leur style". Mais d’un autre côté je pense qu'il est important de garder un œil sur l'avenir. Je dirais que nous sommes un peu limités en terme d’évolution de notre son, car avec juste une basse, une guitare et une batterie, même si ce n'est pas vraiment limitant en soi, vous avez horizon musical qui ne va pas jusqu’à la techno néerlandaise ou le reggae. On ne peut que rester dans les mêmes paysages sonores et cinématographiques, certes, donc on ne va pas se lancer dans la musique pop ou quoi que ce soit de ce genre.
Donc on ne voudrait pas décevoir nos fans en devenant trop expérimentaux : je pense que nous le sommes déjà suffisamment. C'est aussi la raison pour laquelle je ne peux pas vraiment te décrire l'album, car il comporte tellement de choses différentes. Chaque morceau est très différent des autres et a sa propre identité. « You Are My Nautilus » ne ressemble pas du tout à « Malignant Perfection » ni à « Demagoguery ». Je choisis la voie de la paresse en te disant que le sens des morceaux est à trouver dans l'œil de celui qui regarde. Je dis souvent que je n’évoquerai pas de quoi parlent les paroles, c'est une histoire, allez les lire !

Par exemple, j’ai trouvé que la chanson « No Omnis Moriar », était très différente des autres, plus lente, plaintive et très gothique, évoquant presque des influences à la Paradise Lost. Il me semble que Paradise Lost ou encore Anathema ont été des influences importantes pour toi et pour Cradle Of Filth, non ?
Oui, ces deux groupes étaient très inspirants. Nous avons décidé d'enregistrer notre premier album aux Academy Studios [dans le Yorkshire, ndlr] juste parce que Paradise Lost a fait Gothic là-bas [en 1991, ndlr], Anathema a fait Serenades là-bas [en 1993, ndlr], et My Dying Bride a fait Turn Loose the Swans là-bas [en 1993, ndlr]. À l’époque, c’était l’état d’esprit Peaceville, qui était le label. Ces trois albums sont sortis chez eux, et c'était un son très résolument britannique.
Nous avons pioché un peu dans les univers de ces groupes, tout en accélérant pas mal les choses et en ajoutant d'autres éléments. Nous aimions aussi ce côté symphonique apporté par ces groupes. Tout le monde à l'époque faisait du death metal « basique », et ces gars-là ont élargi le son avec par exemple des voix féminines tragiques, de l’opéra, des claviers,... Keith Appleton, le propriétaire du studio, était aussi un très bon claviériste, spécialiste de l’orgue, et il a joué sur tous ces albums, y compris sur nos albums,. Il a même écrit un morceau instrumental pour nous.
Est-ce qu’on pourrait dire qu’il y a quelque chose de typiquement et résolument britannique dans Cradle of Filth ?
Je pense qu'à l'origine, oui, on aurait pu dire ça. Mais maintenant, nous ne sommes plus que deux dans le groupe à venir du Royaume-Uni, avec deux Tchèques et deux Américains. Et même les Britanniques ne vivent pas dans le même pays, l'un est en Écosse et l'autre en Angleterre ! [Rires] Je ne sais pas, je pense qu'à l'origine notre son s’est construit à partir - comme tout le monde – de l’héritage de Black Sabbath, mais s’est aussi imprégné de groupes comme Thin Lizzy, Iron Maiden, Judas Priest, les groupes avec deux guitares. Je pense que ça, c'est une tradition britannique très solide, avec les mélodies de guitares jumelles et la nouvelle vague de heavy metal britannique pour commencer.
Il y avait aussi une scène de doom metal underground très importante, comme je l'ai mentionné auparavant, dont nous faisions partie, je suppose, qui était influente, et aussi pas mal de groupes de death metal, et surtout de grindcore. Dans la ville où je vis, il y avait autrefois des festivals de grindcore énormes, avec des groupes comme Bolt Thrower, Carcass, Extreme Noise Terror, Screaming Holocaust, Deviated Instinct. En gros, uniquement des groupes de hardcore qui, quand ils ont appris à jouer correctement, sont devenus des groupes de metal. [Rires]
Donc, le fait que tous ces groupes aient joué dans ta ville natale a probablement joué un rôle dans tout ça.
Absolument, oui, ça a très certainement joué un rôle dans l'évolution de notre musique, à moi et à Paul Ryan, avec qui nous avons fondé Cradle Of Filth. Aujourd’hui, c’est un très grand promoteur de rock, et c’est aussi notre agent. J'ai commencé le groupe avec lui et je sais qu'il aime toujours toute cette scène musicale extrême. Et j'étais en contact avec pas mal de musiciens évoluant dans le black metal à l'époque, Emperor, Magus Daoloth de Necromantia, Euronymous de Mayhem, Moonspell. Donc oui, tous ces groupes ont sans aucun doute eu une grande influence sur les débuts de Cradle Of Filth et ont contribué à façonner notre son, et ensuite, évidemment, nous avons sélectionné ce qui nous plaisait en créant notre identité propre.
C’est ce qui est intéressant avec le groupe : vous venez de ce milieu underground extrême, mais avez réussi à vous nourrir de plein d’influences, y compris un peu de culture pop, ou de genres plus mainstream. Cela se voit de plus en plus ces dernières années, avec les différentes collaborations sur lesquelles vous travaillez, établissant des ponts avec des aspects plus mainstream de la musique (oui, je parle de Ed Sheeran !) ou même de la mode.
Oui, rien que cette année, nous collaborons avec une marque de mode haut de gamme, Vetements. Ça a été présenté lors de défilés en septembre dernier, et ça a bien marché, donc nous continuons cet engagement. On travaille aussi avec Blackcraft Cult, qui est une grande marque de mode de style gothique aux États-Unis. La collaboration avec Ed Sheeran est prête également, et je sais que ce n'est pas encore sorti, mais c'est parce que nous avons un nouvel album qui sort et qu'il a aussi un nouvel album qui arrive, donc normalement ça sera bientôt disponible. Donc oui, je pense qu'il y a un pont à bâtir entre l'underground et la culture pop... eh puis, fondamentalement, je me fiche de savoir si les gens pensent que c'est une bonne chose ou non, en tout cas, nous, nous aimons le faire. Tu vois, j'aime la juxtaposition entre ce que nous faisons et tous ces projets futurs un peu différents. C'est cool, c'est comme un terrain de jeu !
Après tout, ça n’est rien d’autre qu’un jeu des contrastes, tout comme ce que l’on trouve dans votre musique et votre esthétique.
C’est exactement ça. Les pôles opposés qui s'attirent, coopèrent et s'harmonisent les uns avec les autres.
Entretien réalisé via Zoom le 14 mars 2025. The Screaming of the Valkyries, nouvel album de Cradle Of Filth, sort le 21 mars via Napalm Records.