Entretien avec Frank te Riet (Cryptosis)

Bionic Swarm, le premier album d’un Cryptosis sortant de nulle part ou presque (après un changement de nom de la part de Distillator), avait su nous faire forte impression avec un thrash death technique de bon aloi. Cinq ans après ce premier coup de maître, les Hollandais ont pris le temps de peaufiner la suite de leur discographie avec un Celestial Death plus nuancé en terme d’ambiances. Nous avons profité de l’occasion pour poser quelques questions à Frank te Riet, bassiste et claviériste du trio, pour mieux comprendre l’état d’esprit du combo. 

Bonjour Frank et merci pour cette interview. Tout d'abord, avant de parler de Celestial Death, le nouveau chapitre de Cryptosis, j'aimerais revenir sur les quatre dernières années depuis la sortie de l'album Bionic Swarm. Vous avez beaucoup tourné et ce premier disque a reçu de bons retours. Comment as-tu vécu ces quatre dernières années en tant que musicien ?

Nous avons été très occupés pendant cette période. Nous avons fait deux très belles tournées, l'une de six semaines avec Vektor et l'autre avec Obscura et Cynic. Pendant cette période, nous avons également sorti un EP, Bionic Swarm. Donc oui, ces deux-trois dernières années ont été chargées, mais ce n’est que du positif qui en ressort.

Justement, jusqu’à présent avec seulement un seul album à votre actif, vos setlists étaient axées quasi-uniquement autour de Bionic Swarm que vous avez parfois joué en intégralité. On peut dire que c’est un bon moyen de renforcer l’efficacité des titres. Est-ce que cela a influencé de quelque manière que ce soit votre écriture sur ce nouvel album ?

Quand nous avons commencé à écrire le premier album, nous voulions mettre en avant certaines choses comme la vitesse, la technique et la démonstration. Puis en donnant tous ces concerts aux Pays-Bas, en Allemagne et en France, nous avons pu voir ce qui pouvait encore être amélioré et modifié par rapport à Bionic Swarm. C’est ce que nous avons essayé de faire en travaillant sur ce deuxième album puisque, nous avons (au contraire des débuts) levé le pied en terme de tempo pour mettre plutôt l’accent sur les mélodies et les lignes de chant. Nous avons souhaité faire respirer un peu plus nos compositions, à l’aide de parties de synthé par exemple, plutôt que d’être tout le temps à fond. En donnant tous ces concerts, nous avons vu ce qui marchait ou pas en live. Durant la tournée avec Cynic et Obscura, nous avons intégré des nouvelles compositions de notre EP, ce qui nous a permis de tester des choses plus orchestrales et de voir la réponse du public en live à ces compositions plus progressives. Cela nous a donné le temps d’expérimenter entre nous et d’intégrer ces nouveaux aspects à notre jeu au moment d’entrer en studio.

Cette approche orchestrale dont tu parles se retrouve justement dans l’album avec des ambiances plus cinématographiques qui ressortent sur l’introduction « Prologue Awakening », « Motionless Balance » ou encore « In Between Realities ». Cela sert particulièrement le concept de l’album. Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce concept ?

Le concept parle de ce que l’on vit aujourd’hui : nous nous trouvons au début d’une nouvelle ère, où la technologie domine de plus en plus. C’est le cas avec l’Intelligence Artificielle, concept qui, il y a encore trente ans, était complètement abstrait. Aujourd’hui, les gamins l’utilisent à l’école. Nous avons connu des bouleversements technologiques sur une période de temps très courte, qui plus est à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Nous recevons tous des infos par le biais des mêmes médias, nous achetons massivement nos vêtements par le biais des mêmes enseignes multinationales… On a l’impression que l’ensemble de la population s’uniformise, l’esprit de tout le monde semble programmé pour obéir de la même manière et l’on perd beaucoup de notre propre identité et de notre authenticité. Un titre comme « Faceless Matter » est une métaphore qui évoque cet aspect de notre société. Celestial Death n’est que l’expression et l’interprétation de ce que l’on observe au quotidien dans cette période de changements des comportements.

Tu parles de l’Intelligence Artificielle. Le timing est parfait puisqu’aujourd’hui même se tient un sommet à Paris regroupant des acteurs politiques et des grandes entreprises pour aborder ce sujet de la place de l’IA dans le monde actuel. As-tu la sensation en tant qu’artiste que votre point de vue n’est pas assez intégré dans ces questionnements ?

Je pense que l’IA n’est surtout qu’un concept ou un produit marketing pour les entreprises qui cherchent à augmenter leur efficacité et leur rentabilité. Je ne vois pas vraiment l’application concrète de l’IA puisqu’elle ne fait que répéter ce qui existe déjà. Si l’on regarde attentivement, son « travail » s’apparente surtout à du plagiat. Cela se confirme notamment dans la réalisation d’artwork où l’IA compile des images déjà existantes sans plus-value. Elle retire tout l’aspect artistique et créatif. Le problème de cette démarche c’est que tout ce qui est produit devient rapidement générique. C’est la même chose en musique où lorsque l’IA créé quelque chose, on ne peut pas dire que c’est unique et qu’on n’a jamais entendu ça auparavant.

C’est la raison pour laquelle vous choisissez de travailler avec Eliran Kantor pour vos pochettes par exemple ? Car il a une patte bien spécifique, immédiatement identifiable...

Oui, tout à fait ! Aujourd’hui, c’est l’un des illustrateurs les plus réputés dans le milieu du metal. Je l’ai rencontré à Berlin pour aborder le visuel de nos albums. Il a une façon de travailler bien à lui, avec une vision claire et forte de ce qu’il souhaite proposer. C’est assez rafraichissant de bosser avec quelqu’un comme lui. On lui donne les thématiques de nos albums, les idées musicales et il interprète ces informations selon son prisme esthétique pour que cela colle au mieux à notre univers. C’est agréable de pouvoir déléguer ces aspects des choses à quelqu’un qui possède ainsi une vraie liberté artistique. L’IA ne pourra jamais procéder de cette manière et ne fera que recracher quelque chose de cheap et générique… Pourquoi choisir la voie la plus simple ? (rires).

Au-delà d’Eliran, vous avez choisi de retravailler avec la même équipe que sur le premier album, à savoir avec Olaf Skoreng (enregistrement), Fredrik Folkare (mixage) et Tony Lindgren (mastering). Il y a une chanson sur l’album qui s’appelle « Cryptosphere » et qui pourrait évoquer cette famille, cette bulle au sein de laquelle vous vous entourez des mêmes personnes.

Oui, c’est amusant. Olaf est un ami qui est aujourd’hui avec nous depuis dix ou quinze ans. Il a été notre ingé-son à nos débuts, nous a suivi en tournée, dans les bus et les aéroports. Il sait ce qui nous convient musicalement. C’est la même chose avec le reste de l’équipe, tout le monde sait comment faire pour nous aider à trouver le meilleur son, la meilleure atmosphère. C’est une belle façon de travailler tous ensemble.

Le titre « The Silent Call » a été inclus dans l’album, alors que le titre avait déjà été dévoilé sur votre EP l’an dernier. Par contre, le titre « Master of Life » n’a quant à lui pas été intégré à Celestial Death. Pourquoi ce choix ?

Quand nous avons joué notre concert au 70 000 Tons of Metal, nous avons rencontré Steffen Kummerer d’Obscura. Nous avons sympathisé à cette occasion et il nous a proposé de faire la tournée européenne avec lui et Cynic (qui a eu lieu l’an dernier). Nous étions d’ores et déjà en train de travailler sur Celestial Death, mais pour cette tournée, nous n’avions pas de nouvel album à défendre. Nous avions déjà quelques titres en cours, c’est pourquoi nous avons enregistré « The Silent Call » pour le sortir en EP, à côté de quelques enregistrements live. « Master of Life » était un titre plus vieux, issu des sessions de Bionic Swarm. Pour nous son ambiance ne collait pas au nouvel album, et c’est pour cela qu’on ne l’a pas inclus dessus, mais il aurait été dommage de ne pas le mettre à disposition des fans.

A propos du style musical de Cryptosis, on vous rapproche bien entendu du thrash technique et du death technique et vous incorporez également des éléments prog à votre musique. Cette fois-ci j’ai également décelé des touches de black metal dans vos compositions comme sur « Reign of Infinite ». Le fait que vous vous connaissiez tous depuis longtemps (depuis l’époque où vous tourniez tous les trois sous le nom Distillator), est-ce que ça facilite le fait de tester plein de styles différents ?

Au-delà de ça, le fait que l’on ait une approche assez technique de notre jeu nous offre l’opportunité d’explorer plein de choses pendant la phase de composition. Mais c’est aussi et surtout lié au fait que chacun d’entre nous écoute des styles assez variés. Notre batteur, Marco Prij, aime Motörhead ou AC/DC, des choses assez old-school et directes, mais aussi Porcupine Tree dont le batteur, Gavin Harrisson, est impressionnant. Laurens Houvast, notre guitariste, écoute du metal prog à la Symphony X, Opeth… Des groupes très orientés vers la guitare. De mon côté, je penche à la fois vers le black metal mais aussi vers l’électro, des artistes comme Jean-Michel Jarre. Quand tu mélanges l’ensemble de nos influences, cela aboutit à une nouvelle identité. C’est parfois à double tranchant car nous ne sommes pas un groupe 100% death metal, ou black ou thrash…ni progressif. Donc dans quel festival nous faire jouer ? (rires). Cela peut être parfois délicat de mettre une étiquette sur nous, notamment dans la phase de promotion.

Et surtout, d’un point de vue artistique, cela peut parfois être compliqué de trouver le juste équilibre musical sans ressembler à un fourre-tout, non ?

Oui, mais on ne voit pas les choses de façon cloisonnées lorsque l’on compose. On ne se dit pas « ce morceau doit être le titre thrash, celui-ci doit être plus orienté prog ou death ». Quand on écrit, on se dit que le titre doit contenir un passage plus direct ou plus ambiancé sans réfléchir à un style musical précis. On pense avant tout à sortir quelque chose qui nous plait et nous ressemble.

Tu viens d’évoquer Jean-Michel Jarre. On sent justement cette influence chez toi avec les parties de clavier qui sont assez prononcées sur ce nouvel album, comme sur « Ascending ». Comment envisages-tu de jouer à la fois le clavier et la basse sur scène ? Tu te vois comme le Geddy Lee (Rush) du death metal ? (rires)

(rires) Non, c’est trop d’honneur ! J’en suis trop loin. J’ai trouvé le moyen de splitter mon matériel pour jouer les parties de claviers à travers mon pédalier, où j’attribue une note à chaque pédale. Quand tout est joué ensemble, cela donne ce sentiment de mur du son que l’on entend sur l’album, avec quelque chose de très symphonique. Je procédais déjà de cette manière en concert pour promouvoir le premier album. Mais tout est joué en direct, ce qui me fait jouer de manière un peu différente d’un bassiste habituel. C’est quelque chose d’hybride et ça me pousse à refaire les connexions aussi dans mon cerveau ! (rires) Lorsqu’on écrit en studio, on pense justement à être capable de reproduire cela sur scène.

Donc tu n’utiliseras pas de backing tracks comme le font certains artistes ?

On le fera peut-être seulement pour les parties de chœurs, mais ce n’est pas sûr car nous avons une amie qui chante très bien en lyrique. Pourquoi ne pas l’intégrer ? On doit voir encore comment on fera…

Dans le communiqué de presse, Laurens (guitare, chant) précise : “la plus grande leçon que nous ayons apprise était comment créer des chansons qui ne sont pas juste des riffs combinés les uns aux autres, mais qui s’agencent parfaitement en pièce complètes ». Est-ce que selon toi, les artistes ne travaillent pas assez leurs transitions pendant la composition ?

Je pense que la plupart des artistes sont surtout des fans avant tout. Ils cherchent surtout à jouer la musique qui leur plait. Quand je discute avec les musiciens autour de moi, ils ne conceptualisent pas tout cela. Les choses viennent naturellement, en jouant. Mais c’est vrai que de notre point de vue, nous sommes assez perfectionnistes et qu’on cherche toujours à améliorer les choses. On peut parfois avoir des dizaines de versions différentes d’un morceau avant de choisir la définitive, nous sommes complètement fous ! (rires). Mais c’est la façon dont nous travaillons, quitte à ce que les choses prennent du temps et que l’on mette plusieurs années avant de finir un album.

Travaillez-vous ensemble dans la même pièce ou bien est-ce que vous composez chacun de votre côté avant de vous envoyer des fichiers par exemple ?

La seconde option. C’est comme cela que l’on fonctionne : Laurens et moi écrivons chacun de notre côté chez nous puis nous nous réunissons pour tester les idées ensemble. C’est pour cela que tout est stocké sur des fichiers partagés sur un drive, pour que Marco (batterie) puisse aussi écouter et donner ses idées et faire ses retours. Tous nos morceaux sont déjà enregistrés en version démo sur nos ordinateurs avant d’aller dans un vrai studio. Et c’est là que nous apportons la touche finale, quitte à expérimenter.

Penses-tu un jour sortir toutes ces démos ou les mettre à disposition des fans ?

Moi j’aimerai bien, mais les autres n’y sont pas très favorables… (rires)

Sur un autre sujet, vous êtes tous les trois des enfants des années 90. Pourtant, les thèmes abordés dans vos albums trouvent un juste équilibre entre la littérature de SF / anticipation des années 70 et les préoccupations actuelles sur l'état du monde. Qu'est-ce qui influence votre écriture au quotidien ? Un film, une émission de télévision ou des œuvres littéraires en particulier?

La série Black Mirror est probablement ce qui colle le plus à notre musique, notamment à travers les thématiques abordées. Mais les films classiques de SF, les Star Wars par exemple, nous ont également tous marqués à un moment à un autre de notre vie.

Avant de finir cette interview, peux-tu nous dire quel artiste ou album t’a particulièrement marqué ces derniers temps ?

Je pense à Dool, un groupe hollandais dont je trouve la musique fascinante, à la fois dark et doom. Je recommande également Trentemøller, un projet d’un artiste danois, plus proche de la musique électronique mais qui n’hésite pas à aller vers quelque chose de très sombre, c’est aussi très relaxant si tu l’écoutes tard le soir ! (rires) J’ai également découvert récemment Skogen, un groupe de black metal suédois. Il y a toujours des choses à découvrir partout !

As-tu toujours le temps de découvrir de nouveaux artistes lorsque tu travailles sur un nouvel album ?

Oui, j’ai toujours l’occasion de faire des découvertes car au quotidien je travaille en tant que graphiste, donc cela me laisse le temps d’écouter de la musique en permanence dans le cadre de mon activité professionnelle. J’essaye d’être toujours à la recherche de nouvelles sensations, comme pour le dernier Blood Incantation qui est incroyable !

 As-tu un dernier mot pour nos lecteurs ?

Merci beaucoup pour le temps que vous consacrez à découvrir de nouveaux artistes, comme nous par exemple. Et merci à toi d’avoir pris le temps de discuter avec moi !

 

Interview réalisée en février 2025 par Zoom
Photo promotionnelle : Ewout Scholte Op Reimer



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