Deftones : « Avec White Pony, on voulait voir jusqu’où on pouvait aller en suivant notre instinct »

Il est de ces albums qui marquent à jamais l’histoire d’un groupe et façonnent son futur. Pour Deftones, ce fut White Pony, qui célébrait ses vingt ans le week-end dernier. Etrange, aventureux, s’éloignant des voies du neo-metal sur lesquels le groupe avait commencé son chemin, l’album allait être un tournant dans la carrière des Californiens, façonnant durablement leur avenir. Trois des membres du combo l’ont raconté lors d’une conférence de presse internationale. Récit d’une genèse expérimentale et libératoire.

An 2000, l’humanité entre dans un nouveau millénaire alors que la vague du néo-metal bat son plein. Au milieu de la cohue de groupes, souvent américains, qui propulsent sur le devant de la scène internationale ce style ultra rythmique et accrocheur mais moins techniques que d’autres branches – et donc parfois un peu boudé par les puristes – quatre gars de Sacramento commencent à faire un peu parler d’eux. Avec deux albums à leur actif, Adrenaline (1995) et Around The Fur (1997), ils ont obtenu un certain succès dans le neo-metal et se sont construits une fanbase plutôt solide.

Pas de quoi pour autant en faire une tête de proue du mouvement, ou mettre une pression impossible sur la formation de la part du tout jeune label Maverick Records, cofondé en 1992 par Madonna, et qui a sorti les deux premiers albums des Californiens. « On a toujours eu notre bulle, dans laquelle on avait un petit succès, on n’avait pas vraiment de passages en radio, peut-être quelques clips sur MTV, on n’a jamais eu vraiment beaucoup de pression, on était là depuis quelques années, on a toujours existé en faisant nos trucs à nous », explique le batteur Abe Cunningham. Il faut dire qu’à la base, Deftones, ce sont trois copains de lycée, Stephen Carpenter, Abe Cunningham et Chino Moreno, rejoints plus tard par le bassiste Chi Cheng. Une histoire d’amitié, de potes qui trainent ensemble, ce qui va fortement influencer la musique du groupe. «  On vivait dans la même ville, on se voyait tous les jours pour glander, jammer, rire, discuter… se souvient Abe Cunningham. C’était important pour ce processus créatif, et on était très chanceux d’avoir ça, et de vivre dans la même ville ».

Après ces deux albums, le désormais quintette – Frank Delgado aux claviers est devenu membre à part entière – entre en studio avec la volonté de faire quelque chose différent de ses deux précédents efforts. « C’était notre moment, magique, explique le batteur Abe Cunningham. On avait sorti deux albums, on avait fait le tour du monde et vu beaucoup de choses. On a toujours fait ce qu’on a voulu, mais là c’était un moment plus particulier, on devenait plus populaires, et on a juste pris un tournant ». Si elle est encore floue, l’idée de l’album est déjà dans les esprits depuis quelques temps. « Je crois qu’on avait le logo et qu’on a tourné avec le backdrop de White Pony avant d’enregistrer », se souvient Frank Delgado.

Deftones va écrire et enregistrer pendant quatre mois aux studios Larrabee Sound. « Je pense que l’époque était intéressante parce qu’à ce moment on avait un peu d’expérience en studio, raconte le batteur, on était plus libres, et le studio avait une histoire incroyable, on la sentait, il y avait ce mojo dans les murs, c’était un moment très libre. Des centaines, des milliers d’albums incroyables ont été enregistrés ici : Songs In The Key Of Life de Stevie Wonder, des albums de Prince. »

Deftones sur une péniche

Pour les membres du groupe, ce moment particulièrement important de leur carrière reste marqué par les liens très forts qui les unissaient. « C’était vraiment un moment dingue pour nous tous, confirme le chanteur Chino Moreno. J’avais 26 ans quand on l’a enregistré, on était encore très jeunes et plein de vie. On était complètement fous en faisant cet album ensemble, on vivait ensemble, Abe et moi on partageait une péniche. Chaque jour était une aventure. Je me souviens de l’enregistrement de l’album et de plein d’autres choses autour et on s’éclatait. On avait l’impression de vivre le meilleur moment de notre vie, et faire cet album était assez libérateur. Quand j’entends l’album maintenant, ça me ramène complètement à cette époque ».

Ce qui n’empêche pas quelques désaccords entre les membres, le guitariste Stephen Carpenter étant particulièrement féru de metal et de shoegaze à la Meshuggah, le chanteur Chino Moreno ayant lui des influences hardcore et new wave. « Au final je pense qu’on n’avait pas vraiment des visions si différentes, mais juste des façons différentes d’y arriver, estime le vocaliste. Il y avait parfois des discussions contradictoires, ‘ça devrait peut-être aller là, ça ici’, chaque membre a toujours son idée de ce qui convient le mieux à la chanson. ».

L’album est aussi fortement marqué par l’empreinte du producteur Terry Date, avec qui le groupe travaille pour la troisième fois. S’il ne s’implique pas dans l’écriture des chansons, « c’est un genre particulier de producteur, il met la main à la pâte, explique Delgado. Sur la partie enregistrement il s’intéresse vraiment à comment faire sonner les choses. On parle beaucoup de son avec lui, de voir à quel point on peut pousser certaines choses acoustiquement. Il est très bon à ça, il a plein d’idées, il fait en sorte que les choses se réalisent. Ce n’est pas le genre à rester sur un canapé à donner des ordres, il travaille vraiment avec nous, vraiment comme un membre du groupe ». Pour Deftones, White Pony aurait été complètement différent avec un autre producteur, pourtant, « White Pony était à peine fini que Terry nous disait de penser à travailler avec d’autres gens. Je ne pense pas que quiconque nous aurait dit ça de façon aussi directe », raconte Cunningham.

En studio, le groupe a la volonté de tenter des choses, d’expérimenter. « Sur Around The Fur, on a des chansons comme « Mascara » ou « Be Quiet and Drive » qui ne sont pas vraiment metal, et on a trouvé ça libérateur. Sur White Pony on a porté cette approche encore plus loin. Il n’y avait vraiment pas de plan. On voulait juste voir jusqu’où on pouvait aller en suivant notre instinct », résume Chino Moreno. Un état d’esprit qui a porté ses fruits pour le claviériste Frank Delgado : « On se sent beaucoup plus libre quand on ne se dit pas qu’il faut faire quelque chose en particulier ».

Lui qui a officié sur quelques titres de l’opus précédent, devient sur ce disque membre permanent, ce qui va apporter un nouveau son au groupe, et une dynamique différente. « J’étais habitué à être derrière. Quand White Pony a été écrit et qu’on travaillait dessus, j’étais plus en avant. En fait dès que j’ai commencé  à trainer avec les gars, j’ai commencé à juste jeter des idées, parfois elles devenaient quelque chose, pas nécessairement des chansons mais ça déclenchait des choses. Je crois que j’essaye encore de déterminer comment trouver de l’espace dans le groupe, nous tous nous essayons de le faire, en tant que musicien, on apprend à quel moment il y a besoin d’espace dans une chanson, alors qu’à d’autres on joue tous ensemble et on remplit le spectre ».

"Passengers", inspirée par des excès de vitesse

Une approche particulièrement vraie pour un des classiques de l’album « Digital Bath ». La partie de batterie notable a été réalisée en jammant, et l’ensemble des instruments ont un son particulier. « Même les guitares sont minimales, explique Chino Moreno. Stephen fait ce son bizarre à l’arrière, je balance des accords, l’espace entre les accords permet de respirer, et ça développe tout son potentiel dans le mix. On a toujours voulu avoir un album avec la batterie mise en avant. Si on n’avait qu’une idée, c’était qu’on voulait que l’album ait un son plus riche. Ajouter Frank dans le mix et mettre la batterie en avant ça a influencé la dynamique de l’album ».

Le chanteur se met par ailleurs à la guitare et se rappelle les difficultés, entre autres sur «  Change (In the House of Fly) ». « Si je me souviens bien, c’est l’un des premiers morceaux sur lesquels on ait travaillé. J’étais toujours plus ou moins en train d’apprendre à jouer de la guitare quand on enregistrait, ce qui est assez dingue, je me souviens que j’essayais de comprendre des choses, de voir ce que Stephen faisait. Au début je ne pensais même pas en jouer sur l’album, c’est Stephen qui m’a dit ‘si tu t’entraînes à jouer, alors tu joues sur l’album’, même si je pense qu’il n’en était pas ravi au départ. Mais je me souviens comme on s’est regardé quand on l’a écoutée, la façon dont les guitares fusionnent, leur son la batterie, la production de Terry. Un de mes trucs préférés c’est le son de Frank, le sentiment d’urgence qui propulse la chanson dans l’atmosphère. Cette chanson comporte beaucoup d’éléments caractéristiques de Deftones. C’est un de mes titres préférés, et si c’est une de nos chansons les plus populaires, il y a probablement une raison ».

Tout comme la musique est atmosphérique, les paroles sont loin d’être terre-à-terre, et tout sauf autobiographiques, une démarche assumée par le chanteur, auteur des textes. « Je pense que c’est assez libérateur de faire des chansons qui ne soit pas rattachées à ma vie personnelle. Certaines musiques se sont frayées leur chemin jusqu’aux paroles. A cette époque, énormément de musique, y compris dans le grunge, avaient des paroles du genre ‘la vie craint’, ‘il s’est passé ça dans mon enfance’, c’était beaucoup pour se plaindre. Et écrire des chansons où tu développes la musique, où tu imagines des choses, comme si tu peignais un tableau, ça m’a vraiment libéré, de ne pas avoir d’intentions prédéfinies, d’être inspiré par le son que produisait le groupe. C’était plus une expérience qu’un truc sur mes émotions ».

Le texte de la chanson « Passenger » aurait cependant  été inspiré par l’arrestation de Moreno et Maynard James Keenan, célèbre frontman de Tool et A Perfect Circle, pour excès de vitesse. Lequel Maynard James Keenan, qui passait pas mal de temps en studio avec le groupe, a un jour ramené des bols tibétains pour tenter des expérimentations sonores. Et s’est retrouvé à poser sa voix justement sur « Passenger ». Pour autant, une nouvelle collaboration avec lui n’est pas à l’ordre du jour, assure Chino Moreno : « J’adore sa voix, c’est un type sympa, ce passage est fantastique, mais quand on essaye de refaire quelque chose qui a bien marché, ce n’est jamais aussi bien : Rambo 2 n’est vraiment pas aussi bon que le premier ! C’était un moment spécial, organique, ce serait difficile de le reproduire. Ça pourrait être bien, mais faire des albums c’est toujours avancer et essayer des choses différentes ».

Le groupe n’a pas pris conscience immédiatement de la portée de ce qu’il était en train de réaliser, mais « quand tout à commencer à se mettre en place, vers le milieu de l’enregistrement, je me suis dit ‘ouah, on fait vraiment quelque chose de spécial’, et c’est une sensation que l’on n’a pas toujours », raconte Moreno.

Pour Cunningham, cette révélation a commencé à intervenir sur « Change (In the House of Fly) » : « Ecouter ce twist dans notre son avec les deux guitares ensemble et [la voix de Moreno], et la façon dont ça sortait, c’était presque miraculeux, le décalage et le mélange, ça a défini le ton pour le reste de l’album, c’était du lourd ».

Le chanteur se souvient lui d’une écoute de « Digital Bath » révélatrice et presque aussi cinématographique que la chanson elle-même : « La jeep qu’on partageait est tombée en panne, on a dû louer une mustang 5.0 décapotable jaune hideuse, et je me souviens avoir mis Digital Bath à fond alors qu’on rentrait dans le soleil couchant, et avoir eu le sentiment qu’elle était vraiment spéciale, que ce soit le son ou la chanson elle-même ».

Pour lui, « quand on est au milieu du processus on le fait sans trop y penser. Et après on se dit ‘wahou il y a ce truc magique, c’est juste nous ensemble faisant du bruit, et ce bruit se transforme en chansons’. Et il y a une certaine fierté quand tu l’analyses sous cet angle ».

Une fois l'album sorti... On vous raconte la suite de l'histoire au prochain article !

Crédit photos : James Minchin

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