Alors que l’on s’approche tranquillement du Zénith accolé au Grand Palais lillois, on aborde les jeunes distribuant des flyers et on réalise le fossé générationnel qui s’agrandit. “C’est quoi ce soir ? Toto ? Je ne sais pas ce que c’est”. Le coup de vieux est immédiat, surtout quand c’est la génération de nos parents qui les écoutait déjà alors que nous n’étions même pas encore conçus. On ne peut pas les blâmer de ne pas connaître : le groupe n’a pas une immense actualité – pour trouver leur dernier album de compositions originales, il faut remonter à Old is new, en 2018, album-hybride mêlant des ré-interprétations de titres jamais publiés - et ne dialogue pas avec le monde.
Par notre correspondant lillois, Thierry de Pinsun
Photos de Luca Liguori au Zénith de Paris
Si nous prenons plaisir à aller célébrer une certaine gloire d’antan en allant voir les derniers instants - pour certaines interminables - de ces formations qui nous ont accompagnés, questionner la pertinence d’artistes qui ne commentent plus leur monde ou leur place dans une réalité musicale pourtant en constante ébullition devrait être une réflexion de premier plan. Constater avec effroi que les Sex Pistols retournent au charbon pour renflouer les caisses au nom de leur légende et se prendront cet été pour les simili-keupons prolétaires qu’ils ne sont plus (alors qu’il y aurait beaucoup à dire quand votre chanteur est désormais dans la team des « Suce-Trump »…) ; voir Sharon Osbourne renvoyer papy Ozzy sur scène pour un dernier tour de planches à 500 boules le ticket d’or : autant d’évidences de la décadence d’une culture supposément “accessible à tous” où la création et donc la démarche artistique n’a plus lieu d’être. Une affaire du passé, un peu comme les morceaux phares que le public vient acclamer. Pourtant, on aime les voir, satisfaire notre curiosité, se dire que ces morceaux sont quand même bons et qu’on peut encore défendre Toto dans leur démarche parce qu’il y a eu ce live.
Ce live, c’est With a little help from my friends. Pas simplement l’occasion de reprendre le célèbre classique des Beatles - version Joe Cocker, s’il-vous-plaît - mais aussi de s’entourer d’amis, de musiciens chevronnés avec lesquels l’osmose se crée pour interroger l’avenir. Un exercice auquel les membres de Toto sont bien rôdés, eux qui changent régulièrement de line-up tant pour des querelles internes que pour des envies de nouvelles directions, jouant sur leur capacité à incarner d’autres horizons musicaux en y incluant une identité forte. L’arrêt exigé par Steve Porcaro, qui ne revient pas lors de cette nouvelle page tournée, n’est pas au goût du désormais trio de tête - Steve Lukather, David Paich et Joseph Williams – qui en 2021 proposent en plein confinement une session avec de nouveaux musiciens pour affirmer leur intention de renouvellement. À notre grande surprise, c’est la présence de Robert Searight à la batterie qui éveille notre curiosité. Ramené par son camarade Dominique Taplin pour battre la cadence, celui qui nous a donné de nombreux frissons au sein de Snarky Puppy ou de Ghost-Note donne un nouveau ton, et surtout une nouvelle vitalité à l’ensemble. Déjà influencé par ce style, notamment dans de nombreuses improvisations scéniques, Toto prend un virage décisif : il sera désormais (peut-être ?) jazz ou ne sera pas. On y découvre notamment une version de "White sister" de 14 minutes, agrémenté d’un solo du même Searight qui nous rappelle son immense talent. Forcément, on a envie de voir cette formation s’évertuer sur scène, revisiter un répertoire en le détournant, pour privilégier la virtuosité de musiciens capables de partir très loin dans l’instantanéité musicale. Le groupe est déjà passé par la France en 2022 mais nous n’y avons pas prêté l’oreille, perdus dans le fantasme possible de cette soirée idyllique où Toto se trahirait pour mieux nous berner. Mais aux abords du Zénith, un dernier doute subsiste : si les premières parties ne sont pas toujours l’alter ego musical du groupe principal, elles peuvent en donner le ton et la présence de Christopher Cross n’a rien de rassurant.
Christopher Cross - De l'importance d'avoir de bons musiciens
Christopher Cross ne le sait sûrement pas, mais il est responsable d'un traumatisme latent qui remonte à 1988. Enfin, plutôt à la découverte de l'album Destiny des Britanniques de Saxon, véritable pinacle d'une période pathétique de la formation où la tentative de briller est synonyme de compromission musicale - ou plutôt de vente de fessiers au producteur offrant les plus belles promesses. Avant c'est Rock the nations (1986) qui préfigure l’inintérêt à venir ; après c'est Solid ball of rock (1991) qui ferait presque croire que la pente peut être remontée – au final, ce sera plutôt une montagne russe rarement engageante. Pour revenir à ce Destiny (il faut quand même raccorder avec le sujet de ce soir), l'album a été soigneusement rangé par un consensus général dans le placard à oubli des amateur·ices du groupe, et pour la plupart - nous, quoi - dès la première piste. Une reprise. Étrange façon de commencer un album, surtout quand ce "Ride like the wind" n'a rien de l’introduction tonitruante d'un groupe de rock même quand celui-ci décide de calmer la bride. Presque pop, jamais rock, le titre - ou du moins ce réarrangement - n'a pas cette identité hybride qui lui permettrait de jongler entre les genres, juste une faible expression représentative de ces morceaux passe-partout dont l'Amérique des années 80 raffole. Réaliser que l'artiste qui l'a composé est celui qui ouvre la soirée a de quoi éveiller quelques inquiétudes, notamment celle qui nous rappellent à Chris Isaak lorsqu'on se disait, pensant à "Wicked game" “Eh merde, imagine si c'est celui-là, son seul “bon” morceau” ?
Dix titres plus tard, quand justement "Ride like the wind" retentit, on a la réponse. Finalement un peu plus disco qu’imaginé, le morceau moins affreux que l’écorchage de nos souvenirs nous l'a fait supposer retentit peu. Peut-être parce que ça fait une bonne quarantaine de minutes qu'on s'emmerde sévère devant un set insipide. Christopher Cross s’est affirmé au fil de sa carrière à être un grand représentant du soft rock, un genre dont l’appellation est déjà une blague à elle seule. La composition des morceaux pèche surtout par son effet miroir : une recette trop répétitive. À quelques exceptions près, nous retrouvons la même structure : une introduction mélodique suivie d'un couplet gentillet menant à un refrain tout en voix de tête - désormais à la traîne d’un chanteur qui accuse le coup des années, et aurait gagné à réviser la tonalité pour s'adapter à sa tessiture -, censé flatter l'oreille d'aigus frissonnants. On ne peut pas dire que l'exécution soit en deçà de toutes attentes, les comparses accompagnant Cross l'aidant à surmonter les faiblesses vocales relevées par quelques petites envolées, notamment au piano ou derrière les fûts. Mais les meilleurs musiciens ne peuvent rien sauver si le répertoire qu'ils ont à jouer ne leur propose rien d'intéressant. Dans le froid d'hiver de la métropole lilloise, on aurait bien besoin d'un bon bol de soupe, mais pas forcément de celle-ci.
Il y a bien ce morceau, "Arthur’s theme (best that you can do)", qui semble attirer la sympathie d'un public se levant poliment de son siège, téléphone en l'air. Visiblement, quelques souvenirs remontent, peut-être ceux du film du même nom de Steve Gordon ayant valu à Cross l’Oscar de la meilleure chanson originale en 1982. Preuve en est que l’Académie, en plus d'avoir primé des films ayant pour la grande majorité une importance quasi-nulle dans l'histoire du cinéma, est composée d'un jury malentendant tant le titre est probablement le pire - et le plus mielleux.
Toto - Du mérite d'en avoir d'encore meilleurs
Heureusement pour nous, il ne suffit que de huit notes de Toto pour nous faire oublier le moment passé et nous rappeler pourquoi nous sommes là. Ce sont celles de "Child’s anthem", hymne instrumental qui introduit le premier album du groupe en 1978, ici joué en intégralité quand il peut souvent faire l’objet d’un medley - on se souvient de son apparition dans celui qui mêle "On the run" et "Goodbye Elenore", un régal ! Enchaîné avec "Carmen", situé quant à lui sur Isolation (1984), l’introduction est définitivement confortable pour le groupe qui assène à son public les mélodies qu’on lui connaît. Une fois l’émoi passé, on observe la scène pour réaliser que les membres que l’on imaginait présents ce soir ont finalement déjà été remplacés à l’exception de Warren Ham, multi-instrumentaliste qui dès "Child’s anthem" se balade sur l’avant-scène avec son saxophone. Pour le reste du set, il sera souvent relégué à l’arrière, alternant entre instruments à vent et percussions, ces dernières lui laissant peu de liberté de mouvement.
Mais parmi les visages familiers, il n’y a pas seulement ceux des incontournables Lukather et Williams. Notre cher Robert Searight laisse place à Shannon Forrest, qui a accompagné le groupe en tournée de 2014 à 2019. Après "I’ll supply the love", il se lance dans un solo de batterie assez programmatique - même si loin d’être techniquement vain, le gus a de la bouteille - comme un passage obligé du concert, qui nous fait rêver à ce musicien que nous aurions préféré rencontrer. Mais les souvenirs les plus solaires sont tournés vers la figure située sur l’avant-scène gauche, qui s’évertue aux claviers et aux chœurs. Voir le visage enjoué de Greg Phillinganes, c’est remonter 19 ans en arrière à la sortie de "Falling in between", album exceptionnel où il participe grandement aux compositions. Malheureusement, et c’est la seconde déception du concert, aucun morceau de l’album, y compris l’éponyme qui a pourtant régulièrement fait son retour sur scène, n’est présenté ce soir. Pensé comme un best of - un leitmotiv déjà utilisé lors de la grosse tournée précédente -, le set oublie également le pourtant très bon Toto XIV, aux abonnés absents. Le morceau le plus récent interprété est d’ailleurs la seule prise de risque du groupe puisque "Mindfields", de l’album du même nom sorti en 1999, n’a jamais été jouée une seule fois en concert avant cette poignée de dates. À quelques exceptions près - l’éternelle jam qui suit "Rosanna", déploiement musical toujours aussi savoureux -, les titres ressemblent à leurs versions studio, sans grands réarrangements. Ce qui doit donc concentrer notre attention ce soir, c’est la capacité des musiciens à être encore en mesure d’interpréter ces morceaux exigeants.
Car la musique de Toto, d’apparence une pop simple à écouter car chatoyante à l’oreille et aux mélodies catchy, est aussi un foisonnement d’arrangements qui peuvent rapidement mettre les interprètes de côté. On pense régulièrement au “Rosanna shuffle”, un challenge qui a emporté avec lui nombre de shorts des batteurs de YouTube - ici remporté avec brio - mais on s’extasie aussi devant celui de Pamela ou de Georgy Porgy, des parties techniquement irréprochables que Forrest et John Pierce (à la basse) font sautiller sans grande difficulté. Les compositions de Toto étant divisées en strates jouant sur plusieurs ambiances - un refrain racoleur peut s’enchaîner avec un passage progressif où chaque membre est à l’épreuve -, on assiste à un énième tour de force par des musiciens montrant une aise inaliénable alors que la partition requiert toute leur attention. L’impression d’être convié à une immense fête se ressent surtout quand la moindre note de côté - qui n’arrive jamais, donc - pourrait tout faire capoter. Si le set semble malgré tout centré sur la facilité pour une formation bien rodée à l’exercice, il y a un travail de réarrangement quant aux passages chantés. En plus de la réflexion sur les parties à redistribuer - notamment celles de David Paich, toujours membre officiel du groupe mais absent des concerts, désormais en grande partie assurées par Joseph Williams qui s’accorde à la tessiture de baryton avec brio -, celle sur les parties plus aiguës et donc plus difficiles à assurer pour le même Williams justifient l’arrivée d’un nouveau membre, Dennis Atlas. La plupart du temps cantonné au rôle de second claviériste sur l’arrière-scène, on comprend dès son addition de chœurs sur les passages complexes de "Carmen" quelle est sa place au sein de la bande. Timbre fluet et tessiture de ténor appuyée, le jeune musicien est aussi à l’aise dans son interprétation qu’enthousiaste d’être sur scène, ne sachant jamais où se diriger quand il vient assurer le chant sur le devant - une maladresse qui insuffle justement une énergie nouvelle à l’ensemble et qui nous change des interventions de Joseph Williams qui nous interpelle des éternelles “You’re amazing” et “We’re so glad to be here”. Seul Steve Lukather est un peu en deçà de ses comparses lorsqu’il aborde ses parties chantées, légèrement poussif sur I won’t hold you back, carrément faux sur I’ll be over you. On lui pardonne aisément tant son timbre rocailleux donne du cachet même à une ligne erronée et tant son jeu de guitare est toujours aussi précis et irréprochable.
Globalement, on ne peut nier que le concert de Toto était de haute volée. Le point fort reste l’interprétation des morceaux, qui leur donne une valeur intemporelle et témoigne du niveau des musiciens, véritables virtuoses notamment lors des passages plus libres, où chacun est à sa place - pensée d’ailleurs pour un travail d’exception à la console, chaque instrument étant parfaitement audible. Mais la question se pose quant à l’intérêt d’assister - et ce malgré les mêmes passages libres qui donnent un peu de sel à la performance - à l’interprétation de morceaux que l’on connaît déjà si bien, qui ne sont pas accompagnés de nouveautés correspondant à l’air du temps ou de réarrangements qui pourraient justement tenter d’inscrire les titres iconiques dans une continuité moderne. Un questionnement qui sort de notre appréciation du concert lorsque nous acceptons de poser le regard critique accolé à notre fonction de commentateur dans les quelques pages qui entretiennent nos rapports avec le milieu musical. Sommes-nous des passeurs du présent ou des nostalgiques du passé ? À devoir assister et relater des événements qui ne sont que la réminiscence d’un élément ancien, sans plus-value nous permettant justement de réévaluer un état d’esprit - ou ne serait-ce que de nouveaux morceaux, peut-être quant à eux jamais modernes mais nous permettant d’évoquer la direction d’un groupe -, ne tournons-nous pas à vide ? On se retrouve à dire avec des mots crus que Christopher Cross, c’était nul, avec des beaux mots que Toto, c’était super - des commentaires finalement inutiles qui se retrouvent dans la bouche de quiconque assiste à la même prestation. D’une certaine façon, nous contribuons à la volonté de transformer la musique en art mort, où les voix les plus importantes des nouvelles générations se retrouvent effacées derrière celles qui prennent encore trop de place et n’ont plus rien à dire. Des réflexions en l’air ? Peut-être. Pourtant, on prend toujours plaisir à revoir ces vieux briscards, fascinés par leur vitalité. Mais ne devraient-ils pas, eux aussi, s’inscrire dans notre horizon, pour mieux envisager l’avenir ?