Il y a toujours ce moment du divorce. Envers ce lieu en qui l'on a peut-être trop confiance, que l'on pense être un miroir de nos goûts et qui finit par s'en détacher, comme s'il ne nous regardait plus. Voir la programmation de Guitare en Scène 2025, particulièrement ses deux premiers jours (mercredi 16 et jeudi 17 juillet), nous est presque apparu comme une trahison. Pourtant, le festival de Saint-Julien-en-Genevois a un goût de reviens-y. Pourquoi ?
Alors que certains groupes sont loin d'être notre came, on y réfléchit deux secondes, à notre ressenti face à cette programmation. Après tout, elle n'est pas tenue d'avoir le moindre rapport avec notre petit ego. Si celui-ci s'y est toujours retrouvé jusqu'à présent, c'était par coïncidence heureuse. Ce qui nous motive – Dream Theater & le Satch/Vai le vendredi, Santana le samedi – n'est-il pas aussi une sempiternelle redite que l'on va voir par confort ? Surtout, est-ce qu’on n’oublie pas notre rôle de critique musical, censé commenter et accepter la découverte, pour redevenir un spectateur capricieux qui boude quand ses groupes doudous ne sont pas là ?
Peut-être qu’alors, le festival nous regarde pour nous dire : bouge-toi un peu ! Cette réflexion entame ce nouveau voyage à Guitare en Scène, qui va nous sortir des sentiers qu'on a trop souvent battus. C'est toujours sur scène que ça se passe, on le sait et il est temps de s'en rappeler. L'exercice face à des couleurs musicales qui nous parlent moins nous oriente vers un nouvel effort : se tourner vers le public, pour être plus attentif à ses réactions, au dialogue qui se crée avec lui. Même s'il ne se crée pas avec nous. Il ne s'agit pas là d'une envie de complaisance, de ne pas oser affirmer un certain agacement si autour de nous, la foule est ravie, mais d'essayer de trouver une certaine justesse. L'acidité de nos plumes n'a cependant aucune raison de se refouler – pourquoi écrire pour La Grosse Radio si on ne garde pas une attitude de sale gosse ?
– Pas mal comme intro, m’sieur le critique, mais t’es encore parti dans un dialogue avec toi-même là, non ? J’suis là, hein, on écrit à quatre mains. Moi c'est surtout Simple Minds qui m'intrigue, sans garantie d'apprécier totalement ce son très daté années 80. Après je dis ça, j'avais bien aimé Midnight Oil il y a six ans, mais c'est différent ! Bon, sinon, il se passe quoi sur le site ?
– Cette année, le festival a pas mal de nouveautés ! Pas seulement dans son offre de programmation mais l'exposition ouest de la scène Village est enfin corrigée : on ne va plus pouvoir ironiser sur les groupes de tremplin qui se tapent des insolations ou Christophe Godin qui en vient à rater le concert de Jeff Beck tellement il était à terre... Même pour nous, ça fait une belle zone d'ombre. Évidemment, c'est quand tout est prévu que le temps décide d'être bien couvert…
– Par contre, toujours pas de gradins pour la scène Village. C'est quand même sympa, tu paies un rein pour quatre concerts et tu ne peux voir que la moitié des groupes programmés ! Merci pour les PMR aussi… Les concerts sont retranscrits sur les écrans du Chapiteau, mais sans le son… La nouvelle zone “VIP” agrandie qui ne donne pas dessus… Tu sens que ça reste une scène “optionnelle”. Alors que c'est celle où on s'éclate le plus !
– Cette réorganisation s'accompagne d'un nouvel arrangement des stands de nourriture, moins nombreux mais toujours sensiblement (sinon exactement) aux mêmes tarifs que les années précédentes.
– La bière par contre, ils se sont fait plaisir niveau inflation.
– Le festivalier picole plus qu’il ne mange… En plus, ils ont ajouté des stands de bière express automatiques, dispositif un peu déshumanisant mais qui a le mérite de limiter les files d'attente aux bars. Autre évolution, le festival passe maintenant au cashless : Guitare en Scène se professionnalise. Au risque de perdre son identité ?

– T'as parlé d’Eagle-Eye Cherry c'est ça ? On se plaint que la scène Village est moins mise en avant par le festival, mais merci pour Rosaly qui jouait dessus juste avant ! Le quintette de Nancy est dirigé par Melody, meneuse charismatique qui donne beaucoup de son énergie sur scène. Son timbre de voix évoque par ailleurs Adèle, ce qui apporte une nuance bienvenue au style de rock lent un peu doom du combo. Les thématiques sont assez habituelles – amours perdues, désillusions, désir de mort – mais la manière rageuse qu'elle a d'habiter ses textes prend tellement aux tripes ! Son corps est un outil de la scénographie, elle joue sur un côté séducteur, possédé… elle finit même au sol sur le final explosif de "Come Back Home" !
– Le groupe lui répond bien. Surtout ce gars là, Tristan, qui alterne la guitare et le violoncelle. Le moment où il entame une longue introduction à l'archet, ça te met une de ces ambiances ! C'était quand même une belle façon d'ouvrir ce cru 2025.
– On a discuté des deux premiers concerts, Rosaly sur la scène Village et Eagle-Eye Cherry sur la scène Chapiteau, mais y avait de la formation bien sérieuse derrière. Simple Minds c'est pas rien, ça joue dans la catégorie du (très) gros nom de rock new wave britannique. Les sonorités années 80 sont légion et l'habillage scénique du Chapiteau se pare maintenant de mille couleurs. Projecteurs, murs d'écrans affichant diamants brillants ou traînées de lumières, sans oublier la veste à paillette de la choriste Sarah Brown ! Si l'on en revient à l'observation des corps, celui de Jim Kerr impressionne de sa souplesse. En constant mouvement, le frontman n'est pas un acrobate de tous les instants mais se déhanche, se met lui aussi au sol, tournoie et se lance dans quelques écarts – loin d'atteindre ceux de Calvin Tulet, à la guitare chez Dynamite Shakers.
Son attitude joviale, toujours avenante, semble presque antinomique avec le sérieux des morceaux – par leurs arrangements (“See The Lights”, témoin des influences gospel du groupe) comme par leurs textes. On pense à un très beau moment sur “Belfast Child”, qui évoque les conflits communautaires en Irlande du Nord, morceau autant devenu phare qu'il a valu au groupe de nombreuses critiques face à l'engagement politique qui a traversé sa carrière ; morceau qui, comme sa mouture studio sur Street Fighting Years (1989), se joue avec peu d'instruments, quasi a cappella, les arrangements très envolés accentuant le caractère solennel des paroles. Ce n'est plus un morceau de rock, c'est un recueil. Le grain un peu faux du chanteur est plus une signature qu'un défaut lié à l'âge mais nous ne sommes pas dans une recette à la Rolling Stones : ce Jagger-là a des compositions bien plus riches à proposer – paradoxalement moins frontales. La foule est d'ailleurs très compacte sous le chapiteau. Il y a bien des titres qui paraissent un peu trop monotones ou pas excessivement variés aux vieux cons que nous sommes (“Let There Be Love” notamment ou encore “Love Song”, à la rythmique constante, répétitive). Tout ne peut pas être LE tube intemporel de Simple Minds : “Don't You (Forget About Me)”, conclusion d'un enchaînement en crescendo entamé dès “All The Things She Said”.
– D'ailleurs, pas mal de gens se barrent juste après Simple Minds. Ceci dit, on doit confesser que ça nous est déjà arrivé de faire la même chose.
– Toujours pareil la Village, une fois encore notre concert préféré de la soirée mais qui se fait en comité réduit.
– C'est con, les Dynamite Shakers, en plus de ne pas laisser de répit, ils ont bien explosé récemment. Le groupe enchaîne les festivals, se retrouve même sur des premières parties de gros noms avec seulement un seul album au compteur, Don’t Be Boring sorti en mars 2024. Le quatuor est un peu la nouvelle sensation du rock garage hexagonal.
– Ça se comprend pas mal, c’est tellement incisif. C’est d’ailleurs assez intéressant, de voir le bagage avec lequel ils arrivent. Leur rock au final, avec des accents garage, un peu punk, on l’a déjà entendu des centaines de fois. On va pas se mentir, s'il ne fusionne pas, s'il n'est pas question d’hybridation, le rock a atteint un plafond de verre depuis longtemps. Choisir d'en faire, à défaut d'apporter de nouvelles mélodies, c'est aussi y mêler une certaine philosophie. Quand tu prends tous les groupes qui viennent faire du revival, les Greta Van Fleet et consorts, c'est autant pour nous mettre à l'aise dans un cocon de nostalgie que pour nous dire “c'était mieux avant”. Au final, à part ressembler à leurs groupes fétiches, ça n'a pas grand chose à dire.
– Et là, t'y vois quoi ?
– De l'urgence. Des jeunes qui crament leurs morceaux comme la vie les crame. T'as vu, leurs morceaux n'ont pas de fin, ils les terminent cash, saluent à peine et passent au suivant, qui lui non plus n'est pas terminé et ainsi de suite. Ça donne l'impression que chaque titre se brise net comme si le concert pouvait s'arrêter tout d'un coup. Voilà ce que j'y vois, tant que le monde tient, faut hurler tout ce qu'on peut, quitte à ne rien aboutir sous peine de ne jamais rien livrer.
– Ça t'a pas mal remué à ce que tu en dis ! Pourtant c'est pas spécialement ta came.
– On s'en fout un peu au final que ce soit ma came ! Effectivement, y a un moment où j'ai lâché mais c'est pour ça qu'on est là, comprendre ce qui se joue sur cette scène, que ça nous plaise ou pas. Ça me rappelle le concert de Sting et Shaggy sous la scène Chapiteau en 2018. C'était pas ce qu'on voulait, on a pensé en “fans”. Sur cette scène, il y avait deux artistes qui avaient très envie de jouer ensemble et de nous le faire partager et ça aussi, d’une certaine manière, ça faisait partie des surprises que peut nous réserver le festival.
– Au final, quand on a revu Sting sur la même scène y a deux ans, c'est lui qui tirait la gueule, le concert de “tubes” qu’on voulait était bien plus fade et sans envie. Et paradoxalement, on s’y est bien plus amusés !
– En tout cas quand on voit ça, le nouveau sang a de la niaque ! Je sais pas si je peux dire des Dynamite Shakers qu'ils représentent la “relève”, ce que je viens de dire d’eux sera contredit s'ils s’inscrivent dans la durée, mais ça fait la nique aux vieux du Chapiteau qui, s'ils sont très pros, sont loin d'avoir autant envie d'en découdre encore !
Photos : Stéphane Chollet
Toute reproduction interdite sans l'autorisation du photographe
Textes : Thierry de Pinsun, Félix Darricau et l'équipe de rédaction de La Grosse Radio














































































