Ty Segall – Freedom’s Goblin

Après avoir bouclé son entreprise de teasing, consistant en la divulgation progressive, sur quatre mois, de cinq morceaux fort colorés (voir notre article), Ty Segall publiera finalement son nouvel album, Freedom’s Goblin, le 26 janvier, à ce qui pourrait être un moment-charnière de sa carrière.

En effet, on a pu noter du côté de la Californie une certaine perte d’influence médiatique, logique : après s’être laissé impressionner plusieurs années durant, le public peine à s’étonner encore des prouesses de l’artiste, et quitte son idole pour une plus jeune. Ty Segall n’est donc plus le prodige précoce que l’on pouvait décrire il y a quelques années ; l’abandon de ce statut entraîne naturellement une perte d’exposition. Pour que la chute ne soit pas trop violente, il s’agira maintenant de s’installer en valeur sûre et durable en publiant, par exemple, un excellent album, histoire de faire en sorte que personne ne soit bougon, dans 15 ans, quand Ty sera intronisé au Rock’n’Roll Hall of Fame.

Pour ce faire, Ty Segall n’y est pas allé à l’économie : Freedom’s Goblin est un double album, composé de 19 titres, et des vrais – il ne s’agit pas là de cette esbroufe à la mode visant à grossir les chiffres en bourrant la playlist d’enregistrements de micro-ondes réchauffant le cassoulet d’hier et appeler ça « piste 4 ». 19 titres, cela en fait un album copieux, mais heureusement, parfaitement digeste. Il semble que cette réussite repose sur deux axes principaux ; d’abord, l’équilibre trouvé, impeccable, entre la grandiloquente profusion d’arrangements, de grandes orchestrations, des solos en pagaille, et à l’inverse, la simplicité maximale des mélodies. C’est un peu ce qui manquait à ses albums les plus récents : ici, Ty Segall revient à des lignes de chant plus évidentes, plus identifiables, et donc plus mémorisables – il faut pouvoir s’enticher de deux ou trois morceaux dans l’album pour y revenir, et s’enticher progressivement des tous les autres ; Freedom’s Goblin fait ce travail.

Le second axe, c’est la pluralité des genres explorés, qui rend l’album constamment surprenant. La diversité est telle qu’on aurait envie de prendre chaque morceau un à un pour refaire sa généalogie. On nous propose un disco glauque, avec "Despoiler of Cadaver", le genre de sons qui pourrait ressusciter Boney M, ou une chanson de fin de soirée avec "The Last Waltz", ses deux voix harmonisées, sa rythmique à trois temps et son tempo qui accélère au final, idéal à beugler beurré autour d’une table à quatre heures du matin, un verre de rouge discount dans une main, une tartine de Rondelé dans l’autre. On assiste également à une intrusion démente dans le domaine du free-jazz avec l’excellent "Talk 3", tout en cuivres hurlants ultra-violents – l’enchaînement, d’ailleurs, avec le morceau suivant est hilarant, tant ils contrastent avec la ligne de saxo-sexy drôlement ringarde de "The Main Pretender".

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Cependant, le fait le plus renversant vient d’ailleurs : omniprésence des cuivres, solos de guitare interminables à l’épique démesuré – c’est incroyable, mais il semble que Ty Segall s’attèle à dé-ringardiser le genre du classic rock, dans toute sa globalité. On a d’ailleurs l’impression, de temps à autre, d’assister à une sorte de grosse rétrospective 70-80’s : on dépoussière avec brio la balade folk avec "I’m Free", le heavy pour biker avec "She" (une folie furieuse), le mi-tempo enjoué avec "My Lady’s on Fire", la fin d’album de douze plombes avec "And Goodnight", le groovy-voix de tête sauce Prince avec "Every 1’s a Winner"…

Le titre "5 ft Tall" le trahit : Ty Segall a manifestement phagocyté l’anthologie de la composition rock’n’roll ; un modèle de structure, un morceau constamment renouvelé par telle ou telle astuce de filou, c’est dingo. Les trois premières minutes travaillent à tailler une place idéale au solo, et celui-ci est si bien amené que, même si le monde en a ras le croupion des solos de guitare, il est prêt, à ce moment-là, à se rendre, à dire, ok vas-y, on le veut bien ton solo – mais NON, le mec le saborde complètement, les sons ne sortent que par jets disgracieux et incontrôlés, comme lorsque le jeune éphèbe, au grand soir, échoue à conserver sa dignité, se rendant coupable, tout le jour, d’avoir trop frétillé.

C’est que Ty Segall n’abandonne pas son penchant pour les expérimentations ; plus discrètes, moins tape-à-l’œil, elles sont également plus subtiles – on le constate dans l’enchaînement entre la disco "Despoiler of Cadaver" et "When Mommy Kills You", où de part et d’autre, deux sons de guitare quasiment identiques créent des ambiances parfaitement opposées. Le Californien bidouille, brise les codes, en un sens, comme nous l’avions remarqué lorsque nous parlions de "Meaning" la fracturée dans l’article précédent ; mais précisément, le bris de ces codes devient un code à son tour, dans l’univers de Ty Segall : la déstructuration de la chanson, la destruction de sa linéarité est devenue chez lui une norme, un moyen normal et anodin de rafraîchir une composition, comme partout ailleurs le break est devenu conventionnel, ou le passage à une tonalité plus aigue (genre quand on sait que si on ne le fait pas, le dernier refrain risque d’être gonflant). C’est une preuve que l’univers de Ty Segall est désormais conséquent : il développe à présent ses propres lois physiques.

Et il est en expansion : on découvre avec Freedom’s Goblin, une nouvelle qualité de Ty Segall, sa propension à la grandiloquence démesurée de bon goût (avec pour exemple "And Goodnight", douze minutes dans une autre galaxie), excitante, gardant tout ce qu’il faut de sale, de spontané (une sorte de retour inattendu aux grands classiques comme Muse ou Radiohead auraient pu en concrétiser s’ils n’étaient pas accaparés par la question de leur vie, comment vais-je pouvoir rester debout tout en soutenant le poids de cet énorme melon posé sur mes épaules ?). Remettre la guitare au centre de l’œuvre au moment précis où tous ceux qui n’ont jamais voulu croire à la mort prophétisée de cet instrument sont chez Easy Cash pour s’acheter un DJ-starter pack, ça force l’admiration. Et c’est peut-être, qui sait, l’album dont nous avions besoin pour que les grands prêtres du rock classique, ces fameux « papas » qui boudent dans leur chambre depuis que les punks ont dit du mal de Led Zeppelin, enfourchent derechef leur bécane rutilante, rugissant au vent et, fièrement, roulent à grand bruit jusqu’au commissariat, puis retirent la plainte pour tapage nocturne déposée contre la salle associative de la rue d’à côté.

26 janvier chez Drag City / Modulor
Crédits photo : Renée Segall

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NOTE DE L'AUTEUR : 9 / 10



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