Insecure Men – Insecure Men

"Where is Saul ?" : ainsi du commentaire le plus récurrent au bas de chacune des vidéos et photographies présentant le groupe Fat White Family amputé de l'un de ses membres fondateurs, Saul Adamczewski – et elles sont nombreuses. Le 23 février est paru, chez Fat Possum et Differ-Ant, une réponse partielle à cette omniprésente interrogation : le premier album de Insecure Men, nouveau projet porté par le guitariste charismatique, et créé avec son collègue de travail chez Warmduscher, Ben Romans-Hopcraft, lui-même échappé de Childhood.

Cette œuvre éponyme présente onze titres à l'esthétique pop électronique tamisée qui, si elle semble relativement proche de celle du Universal High, l'album de Childhood sorti l'an dernier, pourrait surprendre venant d'un membre de Fat White Family. Toutefois, pour qui connaît The Metros, le groupe avec lequel Saul achevait les années 00, il n'y a là rien de bien surprenant, tant la trajectoire créative du larron semble se baser sur un super-pouvoir de caméléon, capable de saisir l'air du temps pour en faire quelque chose de crédible en y ajoutant un petit supplément d'âme. Ici, au cœur de l'album, s'exerce une tension entre deux forces contraires, une tentation pop de tous les instants, irrémédiablement pervertie par un sens éclairé de l'auto-destruction, comme la moisissure revient toujours sous la peinture de la salle de bain ; Insecure Men, c'est de la pop aux champignons. Ainsi qualifierait-on "Teenage Toy", son instrumentation apparemment enjouée dévoilant furtivement la mélancolie de la mélodie vocale au break de milieu ; ainsi des titres des morceaux également, entrant en contradiction avec les morceaux eux-mêmes : l'invitation à la danse de "I don't Wanna Dance With My Baby", les cuivres joyeux de "The Saddest Man in Penge".

L'équilibre que le duo parvient à trouver est subtil et délicat : la forme contraste parfaitement avec le fond. D'un côté, les ambiances apaisantes aux sonorités tantôt exotiques, tantôt ludiques, délibérément cheap afin de donner un faux air de naïveté à l'ensemble. D'un autre côté, les thématiques des textes, sérieuses voire provocantes ;  en vrac, "Whitney Houston and I" traite de la « façon similaire dont Whitney Houston et sa fille, Bobbi, sont mortes », comme l'indique le communiqué de presse, et "Cliff Has Left The Building", sur un instrumental d'une apparente insouciance, de l'opération Yewtree, affaire concernant un réseau de pédophilie ayant impliqué de nombreuses personnalités publiques britanniques. En lien avec cette affaire, "Mekong Glitter" interroge le cas de Gary Glitter, figure du glam-rock également emprisonné pour actes pédophiles. Ce titre devait confirmer la passion que semblent entretenir Saul Adamczewski et Lias Saoudi (chanteur de Fat White Family, qui a participé à l'écriture des textes) pour les personnages dérangeants, en se plaçant dans la lignée de titres de Fat White Family tels que "Who Shot Lee Oswald" (Champagne Holocaust) ou "Goodbye Goebbels" (Songs For Our Mothers) – tout comme "Whitney Houston and I" est comparable en un sens à "Hits Hits Hits" (sur Songs For Our Mothers également), qui évoquait l'histoire de Tina Turner, battue par Ike.

insecure men, 2018, saul adamczeski, fat white family, warmduscher, childhood

Le traitement de ces sujets est particulièrement intelligent, et il serait une grande erreur de considérer qu'il ne s'agit là que de provocations arrogantes et abruties. Leur effet s'applique en deux temps :  d'abord, il est profondément offusquant, puisque relevant d'une certaine impudeur, se basant sur un fait de la vie intime de célébrités  dont le public préférerait ne plus entendre parler, surpassant trop violemment les « indiscrétions acceptables », les commérages standards voués à déterminer qui a trompé qui avec qui. La conclusion sordide de telles histoires censées éclairer le monde de leur magie blanche, et donner la possibilité au citoyen lambda d'accéder, par procuration, à un quotidien moins pitoyable que celui qui lui est promis, l'empêche de barboter à sa guise dans l'eau tiède de sa naïveté anesthésique, aussi préfère-t-il s'aplatir dans la pataugeoire pour ne plus regarder, sous l'eau, que ses mains se déformer au gré du courant inoffensif. En mariant textes lucides et instrumentaux tranquilles et charmants, Insecure Men offre à son public la possibilité de relever la tête, de recouvrer la vue en douceur ; en lui restituant sa faculté d'accueillir des sentiments contrastés, le groupe lui restitue une part d'humanité. Il ré-humanise également, c'est la seconde étape du processus, ces personnalités, ici Whitney et Bobbi Kristina Houston, qui dès lors ne sont plus la star Whitney et sa fille célèbre, réservoirs à faits divers nauséabonds, mais deux femmes liées par le sang, et par la même tragédie trouvant sa source dans l'inévitable précarité de la condition humaine. Ce qu'on est donc tenté en premier lieu de considérer comme la récupération effrontée de ce qu'il y a de plus sombre dans la biographie d'une vedette, correspond plutôt à une réhabilitation sociale des plus justes.

Ainsi, avec ce premier album, Insecure Men pousse constamment l'auditeur à se poser des questions en s'investissant dans le moindre détail avec une ironie particulièrement corrosive : l'esprit espiègle notera que c'est bien sur ce titre parlant de deux victimes d'un star-system étouffant que les Honey Hahs ont été invitées à faire des chœurs - ce groupe pop récemment signé chez Rough Trade Records, composé de trois sœurs de 15, 12 et 11 ans, traînant avec lui tous les malaises et questionnements relatifs aux enfants stars depuis toujours, à leur sexualisation quasi-inévitable, qui plus est lorsqu'il s'agit de jeunes filles comme ici. Si l'on ajoute à cela la récurrence du thème de la pédophilie, couplée qui plus est à une utilisation massive d'instruments-jouets pour enfants (comme il le confiaient dans une interview pour Noisey), on obtient alors un cocktail d'une rare acidité ; de quoi faire oublier un temps l'écœurant excès de sucre, craché en continu par tout-le-monde-sait-qui.

Sortie : 23 février chez Fat Possum / Differ-Ant

Crédits photo : Sacha Lecca

close

Ne perdez pas un instant

Soyez le premier à être au courant des actus de La Grosse Radio

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.

NOTE DE L'AUTEUR : 7 / 10



Partagez cet article sur vos réseaux sociaux :

Ces articles en relation peuvent aussi vous intéresser...

Ces artistes en relation peuvent aussi vous intéresser...