The Fall : A French Tribute – Teenage Hate Records

Entouré d'à peu près tout ce qui se fait de mieux en matière de musique d'outsider française, le label Teenage Hate Records a lancé une compilation de reprises inédites de The Fall, rendant par là un hommage à son unique membre permanent et frontman despotique, Mark E. Smith, passé dans l'autre monde en janvier 2018.

En janvier 2014, Teenage Hate Records, jeune "label DIY" dont le nom évoque un album du groupe The Reatards, venait au monde en publiant un 33 tours dédié à Jay Reatard, leader du dit-groupe. On était déjà bien servis à l'époque, le disque réunissant entre autres JC Satàn, Cheveu, Didier Wampas et Rebels Of Tijuana. Près de deux ans après le trépas de Mark E. Smith, c'est donc aux pionniers du post-punk expérimental et foutraque qu'il était temps de rendre un "french tribute". Mine de rien, la tâche n'est pas évidente : on est loin du groupe de type pop-à-chanter-tous-ensemble-assis-en-rond-un-soir-d'été ; aucun guitariste de plage n'a jamais emballé en claquant les accords d'une chanson de The Fall au soleil couchant, puisqu'on ne peut de toute façon pas vraiment parler de chansons, mais plutôt, en général, d'adjurations anti-mélodiques éructées par un MC bougon sur fond d'étrangetés sonores bâties par un obscur troupeau de musiciens maltraités.

Un peu à l'image de ce qu'a pu faire le tandem UNICEF/Warner avec Kids United nouvelle génération, Teenage Hate Records a donc bâti une nouvelle équipe pour accomplir cette mission, et a réuni avec un flair admirable les groupes français les plus enthousiasmants du moment. Dans l'ordre de la tracklist, et avec une exhaustivité obligatoire en telle compagnie : MNNQNS, Delacave, Cannibale, Frustration, The Scaners, We Hate You Please Die, Vox Low, Le Villejuif Underground, Dewaere, Michel Cloup Duo et Spitzer. C'est d'ailleurs ce qui attire l'attention tout d'abord, cette réunion improbable d'artistes dont on a très envie d'entendre jouer The Fall, pour des raisons qui peuvent être parfaitement opposées : Frustration, parce que la connexion entre les deux tombe sous le sens, ou Cannibale, parce qu'au contraire on n'y aurait pas pensé. Et dans l'une comme dans l'autre option, on n'est jamais déçu. Frustration, dont le nouvel album So Cold Streams est publié ce mois-ci, se montre très à l'aise dans la relecture synthétique de "Oh! Brother". On se demandait comment l'aspect éminamment solaire de Cannibale s'adapterait au rèche inhérent au son de The Fall ; eh bien, très bien : "Your Heart Out", issu du deuxième album Dragnet, devient sous la houlette des poulains de Born Bad un titre chaloupé, à la joie fragile et ambivalente, où la guitare guilerette est contrebalancée par des claviers inquiétants.

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Tout l'intérêt de la démarche réside donc dans l'affrontement qui s'organise entre la personnalité de chaque artiste et celle, forte mais inimitable, des Anglais. Ainsi We Hate You Please Die, alors qu'on ne pensait pas vraiment ça possible, s'approprie un titre de The Fall en le en lo-fisant encore plus : "Assume", extrait de Fall Heads Roll, le vingt-septième album du groupe, devient un tube des 90's porté par une voix féminine et nonchalante digne de la BO de Daria. Appropriations toujours, The Scaners gave "Sparta FC" des guitares so 77 qui leur sont chères, et fait du refrain l'hymne de stade fédérateur qu'il doit être, chanté en choeur : tous unis sous les mêmes couleurs, le virage chante avec ferveur. L'effet inverse existe aussi, et c'est parfois l'astre Mark E. Smith qui attire le prospect dans son champ gravitationnel. Ainsi, un groupe à tendance plutôt sombre et véner comme Dewaere, dont le premier album Slot Logic fêtera son premier anniversaire le 14 décembre, nous pond une reprise plutôt allègre avec "Hit The North" - même la fuzz proéminente nous semble joviale.

Pour MNNQNS en revanche, ni l'on n'attire, ni l'on ne se laisse attirer : les Rouennais, qui avec Body Negative ont sorti l'un des albums les plus excitants de l'an en cours, écopent du tube "Totally Wired", grosse responsabilité. Il en ressort un titre saccadé et assez largement repensé, dont la production diffère autant de celle qui leur est habituelle que de celle de The Fall, ce qui est assez intéressant : un nouveau registre se crée à la collision des deux univers. Avec Michel Cloup Duo, c'est le concept même de la reprise qui est remis en question, grâce à la "Variation Autour d'Un Classique", qui fait exactement ce que dit le titre, une variation autour de "The Classical", en français ; les riffs de guitare, la dynamique rythmique, l'ambiance générale sont conservés, ainsi que quelques gimmicks comme le doublage apparemment aléatoire et épisodiquement désynchronisé du chant, mais le texte est renouvellé, démarche assez finaude. Quant au Villejuif Underground, qu'on n'a jamais autant vu depuis que tout le monde dit qu'ils ont splitté, ils réalisent avec 'No Xmas for John Quays' une cover qui, à l'exception de la boite à rythme agressive, ne s'éloigne pas tant de l'original, tout en ayant l'air d'être une vraie composition de la bande de Nathan Roche ; peut-être était-ce là le groupe dont l'esthétique, au fond, se rapproche le plus de l'esprit The Fall.

Le post-punk a émergé en même temps que les synthés, et The Fall en a tâté également, on n'est donc pas étonnés de trouver des titres plus chargés d'électronique dans le lot : la "L.A." originelle sonnait très club berlinois des 80's tôtives (elle date de 85 et figure sur l'album This Nation's Saving Grace), on reste dans les mêmes régions mais on avance dans le temps avec la version de Spitzer, tout en se tâtant les poches à la recherche d'un reste de cacheton ; une cover claire dans les textures sonores, obscure dans les intentions. Tout aussi menaçant, mais paradoxalement assez sautillant aussi, l'excellente relecture de "Big New Prinz" par Vox Low fait pencher du côté synthétique du post-punk un titre qui laissait initialement la part belle aux guitares. Enfin, Delacave détourne habilement "Before The Moon Falls", issu comme "Your Heart Out" de l'album Dragnet, un titre pas évident à reprendre, bringuebalant comme il est ; ça donne sans doute l'une des personnalisations les plus profondes de l'album, où l'on ne reconnaît l'origine The Fall que par le break tout cassé en plein milieu. Le reste n'est que froid polaire et dépression. Cool.

Teenage Hate Records propose donc un disque qui ne se limite pas au fun de la démarche et au pimpant des guests-stars de l'underground acquises à sa cause : le disque est d'une qualité indéniable, passionne de bout en bout et se fait la preuve de la créativité foisonnante des actuelles scènes de l'ombre hexagonales. La réussite de la modernisation de cet avant-gardisme passé assoit en quelque sorte l'intemporalité de ce placement marginal. On en sort grandi, avec un point de vue élargi, enrichi sur la trajectoire The Fall, et avec l'impression de mieux saisir également ce qui fait la qualité individuelle de chacun de ces artistes des sous-sols français, participant à l'effervescence qui grandit chaque jour au royaume des glorieux inadaptés.

15 novembre 2019 chez Teenage Hate Records

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